Harcèlement sexuel : « Dire “tu aurais dû porter plainte”, c’est encore mettre la faute sur les femmes »
Harcèlement sexuel : « Dire “tu aurais dû porter plainte”, c’est encore mettre la faute sur les femmes »
Par Charlotte Chabas
A 26 ans, Judith L. a porté plainte pour harcèlement sexuel contre son supérieur hiérarchique. Sa plainte a été classée sans suite.
A force de harcèlement verbal, Judith L. perd l’appétit, découvre « la boule au ventre permanente », les crises d’angoisse du dimanche soir avant de débuter une nouvelle semaine. / JACQUES DEMARTHON / AFP
La lettre est restée posée sur la table quelques heures. Ce n’est qu’après deux cafés, un coup de fil à une amie proche, et « une bonne grosse crise d’angoisse » que Judith L. a pu l’ouvrir. « J’ai l’honneur de vous faire connaître que nous n’avons pas donné suite à votre plainte », disait la première ligne du courrier. La feuille est restée depuis dans le vide-poches à l’entrée de son appartement nantais. « Cela fait deux ans, déjà », soupire la jeune femme.
A 26 ans, Judith L. avait décidé de « franchir le pas », après trois années dans l’entreprise, et « quatre mois dans l’œil du cyclone », résume-t-elle. Tout avait pourtant bien commencé pour cette employée de banque : à la sortie de son master banque et assurance, la jeune femme décroche un premier contrat dans une prestigieuse enseigne française, rapidement transformé en CDI. L’ambiance de l’équipe est « bonne », se souvient-elle, « amicale sans trop l’être ». « Le scénario idéal », en quelque sorte.
« Au début, c’était “vous êtes très en beauté” »
Comme souvent dans les agences bancaires, il y a des rotations dans l’équipe. Deux ans après la prise de poste de Judith L., un nouveau supérieur hiérarchique est nommé. « Les premiers mois, il était plutôt discret, même si sa manière de regarder les femmes de l’équipe était déjà très appuyée », raconte la salariée. Les « petites réflexions » ne commencent qu’au bout de six mois. « Au début, c’était “vous êtes très en beauté”, ou “joli, ce rouge à lèvres”, et “vous avez fait quelque chose à vos cheveux” », raconte Judith L.. Puis les « j’aimerais avoir une jolie plante comme vous pour décorer mon intérieur », ou encore « avec une bouche comme la vôtre, pas étonnant que les clients soient captivés ».
Leur nombre et leur fréquence augmentent au fil des semaines. « Il s’arrangeait toujours pour les faire quand on se croisait dans un couloir, sans témoin », explique la jeune femme, qui dit avoir « ressenti de la gêne, mais aussi le sentiment d’être un peu parano ». Après tout, autour d’elle, personne ne se plaint.
Elle sent pourtant progressivement qu’elle est devenue « la cible ». Un matin, devant la machine à café, elle ose lui répondre : « Si on pouvait parler plus de travail que de mon physique, tout le monde s’en porterait mieux. » Il la « fusille du regard », se penche pour attraper son gobelet de café, et « effleure [son] bras » au passage. « Vous croyez quand même pas que vous allez vous débarrasser de moi aussi facilement », rétorque-t-il.
« Un prédateur »
Judith L. perd l’appétit, découvre « la boule au ventre permanente », les crises d’angoisse du dimanche soir avant de débuter une nouvelle semaine. La jeune femme en parle à quelques amis qui lui trouvent « une petite mine ». Certains lui disent que ça va passer, qu’il faut « se faire discrète, dans un coin ». Deux amies lui disent d’aller au commissariat. Judith L. y songe, mais « la trouille de perdre [son] boulot est trop forte ». D’après les associations qui aident les victimes de harcèlement sexuel au travail, 95 % des femmes qui dénoncent les faits perdent leur emploi − soit en partant d’elles-mêmes, soit en étant poussées vers la sortie par leur hiérarchie.
Il aura fallu « le déclic ». Un matin où Judith L. arrive tôt au travail, il est déjà là, seul dans les locaux. Il sort de son bureau pour la saluer. « Instantanément, j’ai senti mon sang se figer, j’avais la certitude d’être enfermée avec un prédateur », explique Judith L. « Si tu es aussi consciencieuse dans ton travail qu’à sucer des bites, on a bien fait de t’embaucher », lui dit-il d’une voix douce. La jeune femme part en courant s’enfermer aux toilettes. L’après-midi, son médecin traitant la met en arrêt maladie.
Un mois plus tard, Judith L. envoie une lettre de démission. « Je m’en veux aujourd’hui d’avoir craqué, mais l’idée de remettre un jour les pieds dans ce bureau me rendait malade », se rappelle la jeune femme. Ce n’est que quelques semaines plus tard qu’elle ira faire un dépôt de plainte pour harcèlement sexuel, elle qui se retrouve « sans ressource du jour au lendemain ». Le policier est « plutôt compatissant », grogne à plusieurs reprises « quel gros con ». Elle a le sentiment d’être « prise au sérieux ».
« On aurait dû faire différemment »
Pas assez de preuves pourtant. Jamais l’homme n’a été accusé par d’autres femmes. Jamais il n’y a eu de témoins de leurs échanges. Jamais elle n’a dénoncé son attitude à d’autres personnes de la hiérarchie. « C’est sa parole contre la vôtre, ce n’est pas assez », lui explique l’avocat qu’elle a contacté pour l’aider dans sa démarche. « En gros, on nous dit toujours qu’on aurait dû faire différemment », résume la jeune femme.
Alors, « il a fallu renoncer ». Et surtout « tenter de se reconstruire en sachant que lui ne serait pas condamné pour ce à quoi il m’a condamnée : la peur, la solitude, la perte de confiance », reprend Judith L..
Depuis quelques jours, la Nantaise regarde régulièrement les réseaux sociaux. Dans la lignée de l’affaire Weinstein, d’un reportage sur le harcèlement sexuel au travail diffusé par France 2, la parole des femmes s’y est libérée, sous plusieurs hashtags comme #balancetonporc ou #moiaussi. Les commentaires en réaction, eux, sont souvent virulents. « Pour résumer, quand on ne dénonce pas et qu’on se tait, on est des connes, quand on l’ouvre sur Twitter, on est connes, voire mythomanes », résume Judith L., qui a préféré « ne pas écrire pour ne pas risquer d’être jugée ».
« Pas bien, pas assez, pas ce qu’il faut »
Mais « le pire » pour la jeune femme reste ceux qui accusent les femmes d’« accepter leur sort en n’allant pas porter plainte ». « A ceux qui disent d’aller porter plainte, avez-vous déjà essayé de le faire ? », demande Judith L. Car « dire “tu aurais dû porter plainte”, c’est encore mettre la faute sur les femmes », c’est dire qu’elles « ne font pas bien, pas assez, pas ce qu’il faut ».
Judith L. dit comprendre toutes celles qui n’engagent pas de poursuites. « Quand on est déjà mal, se lancer là-dedans est une épreuve immense, se rappelle la jeune femme. Surtout quand le harcèlement sexuel est aussi difficile à faire reconnaître. » Si le nombre de plaintes est stable – environ un millier par an –, les condamnations restent rares, moins d’une centaine chaque année.
A 28 ans, Judith L. a changé de carrière, travaille désormais avec des enfants. Elle se sent « chanceuse » d’avoir retrouvé un « travail où le climat est apaisé ». Si c’était à refaire, elle « redéposerait plainte, parce qu’il ne faut surtout pas baisser les bras, et que c’est à force de plaintes sans suite qu’on montre aussi le problème ». « Qu’on en fasse un combat de société », ose-t-elle. Mais « avant d’arriver à cela, il faut déjà commencer par respecter tous les témoignages », dit celle qui a le sentiment qu’« on en est loin ».