Comment les géants du Web capturent notre temps de cerveau
Comment les géants du Web capturent notre temps de cerveau
Par Damien Dubuc
« M » prend la mesure du temps et s’intéresse aux façons de le remonter, de le vivre et… de le maîtriser ? Pas évident vu les astuces mises en place par Facebook et autres Snapchat pour tirer les ficelles de notre attention.
Tim Lahan pour M Me magazine du Monde
La prochaine fois sera la bonne. Nouveau coup de bec sur la petite assiette en plastique : aucune graine n’apparaît. Le pigeon retente sa chance, il veut sa récompense. Rien. La prochaine fois, peut-être ? Encore raté. Qu’importe, le volatile insiste, picore encore et encore, jusqu’à ce que la nourriture tombe du ciel. Complètement accro à cette loterie.
En délivrant à des oiseaux de laboratoire leur pitance de façon aléatoire, le psychologue B.F. Skinner a réussi, dans les années 1950, à conditionner leur comportement. Un de ses protégés a ainsi donné des coups de becs 2,5 fois par seconde pendant seize heures d’affilée, alors qu’il ne grappillait que des miettes.
Pauvres pigeons, si faciles à plumer avec leur cerveau de piaf. L’Homme ne se laisserait jamais berner si aisément. Vraiment ? Les ados américains consultent leur téléphone plus de 150 fois par jour, en moyenne. Selon une enquête menée en 2016 par Raphaël Suire (qui enseigne le management de l’innovation à l’université de Nantes), 75 % des étudiants français interrogés sont pendus à leur smartphone dès le réveil. Plus éloquent encore : plus de la moitié d’entre eux déclarent le faire mécaniquement, bien conscients d’être addicts.
« Sur son lit de mort, personne ne se dit : “J’aurais aimé passer plus de temps sur Facebook”, note sur Usbek & Rica James Williams, qui a travaillé pendant dix ans à la définition de la stratégie publicitaire de Google. [Pour autant], les technologies numériques capturent notre attention chaque jour, le temps qu’on leur consacre est incroyable, et ça ne fait qu’augmenter. » A tel point que le directeur de Netflix assure, ne plaisantant qu’à moitié, que le seul concurrent de son entreprise est… le sommeil des consommateurs.
La mission de la Silicon Valley ? Briser notre volonté
Que les jeunes décrochent donc, serinent les vieux grincheux. Facile à dire. Les entreprises de la Silicon Valley connaissent sur le bout des doigts les techniques destinées à capter l’attention. « Bien sûr, les utilisateurs peuvent faire preuve de responsabilité et de maîtrise de soi », explique Tristan Harris au site Aeon.
Mais, pour comprendre pourquoi nous perdons autant de temps sur les réseaux sociaux, il faut connaître l’autre versant de l’histoire, prévient l’ancien « philosophe produit » chez Google, qui dénonce désormais les « millions d’heures volées à la vie des gens » : « Les entreprises du numérique ont embauché les statisticiens et les informaticiens les plus pointus, sortis des meilleures écoles, et dont le travail consiste à briser notre volonté. » Le combat est inégal.
Qui est le dindon de la farce ? En ouverture d’un texte magistral où il dévoile les « trucs » et astuces de Google, Facebook et consorts, Tristan Harris rappelle qu’« il est plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été trompés ». Facile, vraiment ? Pour saisir à quel point, revenons à nos pigeons. Car la ruse qu’utilisait B.F. Skinner pour conditionner ses oiseaux est aujourd’hui reprise à l’identique par les géants de la technologie pour nous maintenir insidieusement en ligne.
Nir Eyal l’explique sans vergogne dans Hooked : How to Build Habit-Forming Products (éd. Portfolio, non traduit en français), un condensé de recettes de manipulation devenu la bible des concepteurs d’applications : « Les récompenses variables sont l’un des outils les plus puissants que les entreprises utilisent pour accrocher les utilisateurs. La recherche montre que le corps sécrète d’importantes quantités de dopamine dès lors que le cerveau s’attend à une récompense. Or l’introduction de la variabilité multiplie l’effet, créant un état de chasse frénétique, qui inhibe les zones du cerveau associées au jugement et à la raison tout en activant celles associées au désir et à l’exercice de la volonté. » Le consommateur est ferré.
Les réseaux, cet immense casino 2.0
Pour Eyal, c’est la clé : savoir qu’il y aura quelque chose mais ignorer quoi. Une comparaison aide à mieux comprendre : « Si nous ouvrons la porte du réfrigérateur à plusieurs reprises et que nous voyons toujours le même gâteau, nous ne serons pas aussi motivés à manger que si nous voyons un gâteau différent chaque fois que l’on ouvre le frigo », expliquent Ofir Turel (professeur à la California State University de Fullerton) et Antoine Bechara (professeur à Southern California University).
Ça ne vous rappelle rien ? Le casino ? Banco. Le joueur abaisse le bandit-manchot sans savoir ce que le sort lui réserve. L’accro aux réseaux sociaux ne fait pas autre chose : « Lorsque nous sortons notre téléphone de notre poche, nous jouons à une machine à sous pour voir les notifications que nous avons reçues. Lorsque nous faisons défiler les visages sur des applications de rencontre comme Tinder, nous jouons avec une machine à sous dans l’espoir d’un “match” », détaille Tristan Harris.
La prochaine fois, peut-être. Encore un coup de bec… Tout est fait pour que le parieur comme l’utilisateur assidu de Facebook plonge dans la « machine zone » décrite par Natasha Dow Schüll. « [Quand on passe dans la zone], plus rien d’autre ne compte. La valeur de l’argent, le temps, l’espace et même la perception de soi sont annihilés de façon extrême », explique l’anthropologue, qui a étudié le design de la dépendance mis en place à Las Vegas.
Miser sur la paresse et l’inertie
Il est intéressant de savoir que Nir Eyal comme Tristan Harris furent des élèves de BJ Fogg, le fondateur du laboratoire des technologies persuasives de l’université de Stanford. Dès 1997, ce dernier avait compris que les ordinateurs ou les interfaces peuvent être conçus de sorte à orienter le comportement. Pour hacker le cerveau, il suffit de miser sur les instincts, les habitudes et les biais cognitifs des utilisateurs.
L’éventail des techniques est large, les « trucs » de moins en moins décelables. De vrais magiciens. Fogg montre par exemple qu’il faut miser sur la paresse et l’inertie pour faciliter l’adoption d’un comportement. Leçon retenue par Netflix qui lance automatiquement l’épisode suivant. Il devient alors plus simple de continuer à se gaver de séries que d’arrêter pour lire. Le mur de Facebook est aussi conçu de façon à relancer encore et encore la chasse à la pépite (un like, un commentaire drôle, un article passé sous le radar…) : on peut y scroller sans fin ni faim.
Il n’a pas non plus échappé aux entreprises que les gens sont conditionnés dès leur plus jeune âge à rendre la pareille à leurs petits camarades – tu me salues, je te dis bonjour ; tu me rends un service, je t’en dois un… LinkedIn l’a parfaitement compris. « Lorsque vous recevez une invitation à vous connecter à un nouvel interlocuteur, vous imaginez que cette personne a fait un choix conscient alors que, en réalité, elle a probablement répondu inconsciemment à la liste des contacts suggérés par l’application, décrypte Tristan Harris. En d’autres termes, LinkedIn transforme vos impulsions inconscientes en de nouvelles obligations sociales auxquelles des millions de personnes se sentent obligées de donner suite. Profitant ainsi du temps que les gens passent à interagir. »
Snapchat joue également habilement de la réciprocité et de l’approbation sociale grâce à l’outil baptisé « streaks », qui permet de visualiser la fréquence des échanges. Pour certains ados, pas question de faire chuter leur score : ils en arrivent donc à confier leur compte à des amis pour qu’ils se connectent à leur place s’ils partent en vacance… Surtout ne pas briser sa ligne de vie sociale, aussi artificielle soit-elle.
L’état d’alerte permanent
Bien entendu, cette prédation n’a rien de nouveau. Dans son essai Le capitalisme à l’assaut du sommeil, Jonathan Crary montre bien que les problèmes d’attention prennent une nouvelle ampleur avec l’industrialisation : la production en masse de marchandises suppose de donner envie aux consommateurs d’acheter les nouveaux produits – c’est alors que naît véritablement la réclame. Toutefois, la diffusion massive des technologies numériques conduit à une profusion d’informations bien supérieure aux capacités dont nous disposons pour en prendre connaissance.
Plus inquiétant : « On réduit l’attention à un état d’alerte permanent : les systèmes techniques nous poussent à répondre immédiatement aux stimulis, complète Yves Citton, professeur de littérature à l’université de Grenoble Alpes. La logique de la connexion implique toujours une pression de la rapidité et cette pression écrase ce qui, pour Deleuze ou Bergson, était essentiel à l’intelligence, à savoir un certain écart entre le stimulus et la réponse. »
Les entreprises de la Silicon Valley sont de plus en plus douées pour obtenir des gens qu’ils fassent d’eux-mêmes les choix qu’elles veulent qu’ils fassent. De la manipulation, ni plus ni moins. Orchestrée par un petit nombre d’ingénieurs – souvent blancs, jeunes et plutôt riches : « Imaginez une salle de contrôle dans laquelle se trouve une centaine de personnes et depuis laquelle les pensées et les émotions d’un milliard d’individus sont façonnées. Cela semble être de la science-fiction mais c’est déjà la réalité », prévenait Tristan Harris lors d’une conférence Ted donnée en avril 2017.
Combattre le design par le design
Comment résister ? En étant aussi averti de nos faiblesses que les ingénieurs qui les exploitent. A l’image d’Ulysse, qui se savait incapable de résister à la tentation, il faut anticiper pour ne pas céder aux sirènes d’Internet. Se boucher les oreilles en désactivant les notifications ou en cachant les applications les plus chronophages dans les recoins les moins accessibles de son ordinateur pour ne pas cliquer dessus à tout bout de champ.
Tristan Harris conseille de faire vibrer d’une manière différente l’arrivée d’un SMS ou d’une notification selon qu’il est envoyé par un ami humain ou par une machine (rappel d’un rendez-vous, promo…). L’ancien « philosophe produit » de Google n’appelle pas à une déconnexion générale : « Aujourd’hui, l’économie de l’attention est comme une ville où il y aurait beaucoup de pollution et d’accidents. Nous ne réparerons pas cette ville en disant aux résidents d’en partir (ou d’éteindre leurs appareils). »
Ces subterfuges ne seront sans doute pas suffisants. Voilà pourquoi Tristan Harris appelle à combattre le design par le design. Il aimerait ainsi qu’il soit possible d’accéder directement au calendrier des événements Facebook sans passer, comme c’est le cas aujourd’hui, par le fil d’actualité – dont le but est précisément de nous faire perdre le fil de notre recherche initiale.
Son label « Time Well Spent » met en avant les technologies qui, loin d’encourager la distraction dans le sens le plus favorable aux intérêts des entreprises, laissent l’usager décider ce à quoi (et à qui) il veut prêter (son) attention, et donc l’aident à mieux utiliser son temps. Par exemple, celles qui permettent de bloquer l’accès à certains sites pendant un temps donné (citons Freedom, Self Control, Block Site…), de contrôler la durée passée sur une application (Rescue Time…) ou encore de focaliser sur une seule tâche (Isolator, Ommwriter, FocusWriter…).
Le développeur Chris Bolin vient de publier un manifeste qu’il n’est possible de lire qu’en se déconnectant d’Internet, histoire de ne plus dériver de lien en lien. Après avoir travaillé à « rendre les applications addictives », les neuroscientifiques de la start-up Dopamine Lab ont décidé de livrer l’antidote : Space empêche l’ouverture immédiate de Twitter, Facebook or Snapchat. Pause obligatoire d’une douzaine de secondes, pendant laquelle il est conseillé de respirer un grand coup, afin de ne pas plonger tête baissée dans le grand bain des réseaux sociaux. Étrange, Apple a un temps refusé de distribuer l’application…