Exposition « Salope ! » : « Certains n’avaient pas envie de voir cette parole » des femmes « se libérer »
Exposition « Salope ! » : « Certains n’avaient pas envie de voir cette parole » des femmes « se libérer »
Propos recueillis par Charlotte Herzog
Laurence Rosier a dirigé l’exposition « Salope ! et autres noms d’oiselles ». Face aux témoignages qui ont afflué, elle explique que « l’appropriation du registre grossier » par les femmes, « bien que légitime, dérange ».
Visuels extraits de l'exposition « Salopes ! et autres noms d'oiselles ». Capture vidéo de « Femmes libres », de Lara Herbinia. / Herzog pour Le Monde
Depuis le « manifeste des 343 salopes » paru dans le Nouvel Obs en 1971, le mot revêt un caractère politique qui va au delà de sa nature insultante. A l’heure où l’affaire Weinstein déclenche une vague de prises de conscience et de prises de parole de femmes régulièrement harcelées, voire agressées, l’exposition parisienne intitulée « Salope ! et autres noms d’oiselles » est arrivée à point nommé.
Du 29 septembre au 18 octobre, elle a mis en valeur, à la Fondation Maison des sciences de l’homme, à Paris, les « salopes » de l’Histoire, insultées parce que femmes, de Marie Antoinette à Nabilla, en passant par Simone Veil ou Christiane Taubira. Autant de femmes qui prenaient, d’après leurs congénères, un peu trop de place dans l’espace public, artistique et médiatique à leurs époques respectives.
Professeure de linguistique française à l’Université libre de Bruxelles et auteure du livre De l’insulte aux femmes (180° Editions) qui sortira début novembre, la commissaire de l’exposition, Laurence Rosier, estime qu’aujourd’hui, « la parole des femmes prend le chemin d’une libération ».
Pourquoi avez-vous monté cette exposition ?
Je travaillais sur l’insulte de façon théorique, mais aussi sur le terrain, depuis des années. J’avais envie de montrer le nouveau mode de communication des adolescents. Est-ce que les rapports sociaux se résument à « salope et connard » ? « Sale pute et bâtard » ? Mon goût de l’art s’est articulé à ces problématiques et à mon sentiment d’urgence face au nouveau corpus de langage que représentent les réseaux sociaux. Cette violence extrême qui se dit davantage qu’elle ne se fait, le renouveau des mouvements féministes…
J’ai monté une exposition scientifique, artistique et éducative. Je voulais qu’elle soit belle et non excluante. En résonance. Regarder de l’art, de la nudité, des insultes en face. Car sous couvert d’être très libérés sur les réseaux sociaux, nous restons encore très normatifs. Je voulais faire réfléchir à partir du prisme de l’insulte et du mot « salope », au problème plus général de la circulation de la parole, des tabous, des normes d’une société.
Comment réagissez-vous aux nombreux témoignages qui ont utilisé le hashtag « balancetonporc » ?
On ose dire. Avec #balancetonporc, la parole des femmes prend le chemin d’une libération. Réponse violente à la violence. Les femmes sont fustigées parce qu’elles dénoncent grossièrement. Mais il est clair que #dénoncesilteplaîtceluiquitaharcelée, ça n’aurait pas marché. L’appropriation du registre grossier, bien que légitime, dérange : « Bah oui, regarde, tu es un porc. »
Normalement, ce sont les femmes que l’on traite de « cochonnes ». Réponse de la bergère au berger, miroir de l’acte : le harcèlement c’est une violence dégueulasse, on te le renvoie, tout aussi dégueulasse. Mais on n’est pas habitué à ce que la parole des femmes soit aussi présente : les vagues féministes, si on ne voulait pas les voir, on ne les voyait pas. Comme pour l’affaire Weinstein, c’est cette explosion qui interroge. Certains n’avaient pas du tout envie de voir cette parole se libérer.
Que raconte l’exposition ?
Il était une fois une reine… puisque ma première « salope », c’est Marie-Antoinette d’Autriche. Son histoire, c’est un conte de fées qui se termine de façon horrible, dans un contexte social très important pour la liberté et en même temps très violent.
L’exposition « Salope ! et autres noms d’oiselles », c’est ça ! Il y a des femmes qui écrivent. Et écrire, ça met en danger. Des femmes qui se déguisent et qui montent à cheval. Des femmes qui font de la politique et qui défendent leur droit. Des femmes qui descendent dans la rue et qui tiennent tête. Qui tiennent bon. Et qu’on insulte : « Salope », « ménagère », « grosse vache », « nympho », « putain sans cœur », « mauvaise mère », « manipulatrice », « opportuniste », « allumeuse », etc. Des « petites pisseuses », comme je dis dans mon livre. Celles qui, avant même d’être nées, connaissent une dénomination négative.
Pourquoi insulte-t-on les femmes qui refusent d’être des « salopes » ?
Par rapport à des manifestations de harcèlement sexuel, comment pouvoir dire qu’on n’est pas une salope ? C’est compliqué. Sur cette question, la parole des femmes est bridée et la dénonciation, la « mauvaise publicité », les conséquences sont problématiques. Les femmes sont prises dans un contexte qui les musèle. Dès lors qu’elles refusent et dénoncent en masse, on les insulte. L’insulte est offensive et défensive. On se défend face à la vérité. Il y aura toujours des personnes qui ne voudront pas voir ce constat : des hommes harcèlent des femmes.
Sur twitter, « salope» , est-ce une insulte ou pas ?
Cela dépend. Cela peut être revendiqué, comme un mot slogan. A l’exposition, il y avait des filles qui venaient en bande et qui signaient sur le mur de la honte « bande de salopes chéries ». Si je suis une salope parce que je couche, je sors et je bois, alors d’accord, si tu veux. Mais même si la banalisation peut amoindrir le terme, les insultes gardent leur pouvoir violent. Les réseaux sociaux ne sont pas que virtuels, ils peuvent atteindre réellement et leur répétition est violente. Il y a une dimension performative du mot qui n’est écrit que sur Internet.
Vos « salopes » exposées étaient des femmes libres insultées. Cela a pris du temps avant qu’elles ne deviennent des modèles...
Rabattre le caquet des femmes, moucher les femmes, leur clouer le bec, c’est un archétype. Les femmes sont trop bavardes, c’est un stéréotype. Mais sur certains points fondamentaux, elles ne sont pas libres de parler. C’est un peu la faute au discours ambiant, « est-ce que tu l’aurais pas un peu cherché ? ». La honte d’avouer, la peur d’être victimisée, verrouillent cette soi-disant « liberté acquise ».
A partir du moment où une parole se libère, il y a toujours une suspicion : « Moi, à sa place, j’aurais pu éviter ça ! » Les archétypes sont fondateurs, donc très difficiles à faire évoluer. « Salope » et « fils de pute », ça fonctionne toujours, l’évolution en cours et à venir mettra encore du temps. Nous vivons dans un monde violent. Aujourd’hui avec les réseaux sociaux, on peut voir la violence verbale, paraverbale. Je ne tape pas dessus car je m’en sers beaucoup, ils sont utiles pour faire bouger les choses. Mais les réseaux donnent accès à toute la violence du monde.
Exposition « Salope ! et autres noms d’oiselles », à la Fondation Maison des sciences de l’homme, jusqu’au 18 octobre. Artistes : Tamina Beausoleil, François Harray, Lara Herbinia, Cécilia Jauniau, Sara Jùdice de Menezes, Martine Séguy, Eric Pougeau et Christophe Hollemans.