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Le livre. Six ans après sa mort, l’ombre vénéneuse de Mouammar Kadhafi sème toujours la guerre, des scandales d’Etat, et déstabilise toute une région d’Afrique. Ravagée, la Libye se débat pour sortir de la spirale de violence politico-militaire. Dans les Etats limitrophes, comme dans toute la bande sahélo-saharienne, des groupes djihadistes ont vu leur capacité décupler grâce à la récupération d’armes dans les importants stocks du défunt Guide de la révolution.

En France, le spectre de Kadhafi hante toujours la droite, préoccupée par l’enquête judiciaire sur le présumé financement libyen de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007. Un peu partout sur le continent africain, où il a déversé des milliards de dollars, des chefs d’Etat, des opposants et une partie de la jeunesse regrettent celui qui fut un temps le chantre d’un panafricanisme renouvelé. Qu’importe si, à la fin de son règne, le colonel Kadhafi n’était plus qu’une sorte de caricature de despote mégalomane et sanguinaire.

En un demi-siècle, l’homme a bouleversé une histoire qu’il a contribué à écrire, le plus souvent par la force, quitte à user du terrorisme. Au fil de son règne, il n’a cessé de se mettre en scène, sans pour autant jamais se dé­voiler. Au-delà de la propagande, son histoire personnelle, de même que ses trajectoires intellectuelles, politiques et spirituelles restent encore méconnues ou trop souvent réduites à des clichés faciles qu’il aimait à entretenir.

Comment un modeste enfant bédouin a-t-il pu régner quarante-deux ans sur la Libye et doucher l’immense espoir qu’il a suscité, à ses débuts, dans le monde arabe et en Afrique ? Pourquoi le jeune et beau héros révo­lutionnaire s’est-il mué en un hideux dictateur brutal et mégalomane prêt à massacrer son peuple ?

Pour apporter des éléments de réponse, il manquait donc une biographie rigoureuse et documentée qui ne soit pas polluée par les émotions et les jugements de valeur sur ce personnage complexe et peut-être insaisissable. Vincent Hugeux, grand reporter à L’Express, vient combler ce vide. Son portrait se nourrit d’archives et d’entretiens avec des proches de Kadhafi, des diplomates et des opposants fins connaisseurs de l’homme qu’ils ont tenté, à plusieurs reprises, d’abattre.

Haine du « sionisme »

C’est l’histoire d’un enfant du désert et de ­Gamal Abdel Nasser. Un petit berger bédouin passé par l’école coranique et moqué par les fils de la bourgeoisie côtière, ce qui contribuera à forger sa doctrine socialiste panachée d’un islamisme révolutionnaire. Brillant étudiant, austère et travailleur, il vibre sur les discours exaltés de son héros égyptien, dévore les livres de Montesquieu, Jean-Jacques Rousseau, se fascine pour Napoléon Bonaparte et, bien sûr, le cheikh Omar El-Mokhtar, héros national de la lutte contre la colonisation italienne. Il accumule les tracts et organise des manifestations en soutien à l’Algérie qui lutte pour l’indépendance et en l’honneur de Patrice ­Lumumba, premier ministre congolais assassiné en janvier 1961.

Anticolonialiste vouant une haine au « sionisme », au communisme et à l’impérialisme, le jeune stratège subversif intègre l’académie militaire de Benghazi en 1963 pour « infiltrer cette institution et préparer la révolution », comme il dit. Celle qui renversera le roi Idriss Ier, sur le trône depuis l’indépendance, en 1951. Le monarque est considéré par Kadhafi comme un pantin des Occidentaux qui commettra l’erreur d’afficher sa neutralité durant la guerre des Six-Jours, en 1967. Deux ans plus tard, un coup d’Etat sans effusion de sang place le colonel Kadhafi à la tête de la nouvelle République arabe libyenne.

« Nous apportons la Libye au monde arabe. La voici. Dites-nous ce que nous devons faire », confiera le jeune leader à Mohamed Hassanein Heikal. Fidèle conseiller de Nasser dépêché en Libye et rédacteur en chef du journal égyptien progouvernemental Al-Ahram, ce dernier se dira surpris par « sa sincérité, sa pureté, (…) son innocence, (…) son grand sens de l’humour ». Le futur tyran fume pendant le ramadan, organise son système selon des critères claniques privilégiant sa tribu des Gaddafa, déjoue tentatives d’assassinat et coup d’Etat, notamment en 1971. Et ce avec l’aide assumée de Nasser et celle, plus discrète, de la CIA, selon des rapports déclassifiés cités par l’auteur. ­Paranoïaque, le leader se radicalise. Il enterre la République et proclame en 1977, depuis ­Sebha, aux côtés de Fidel Castro, la naissance de la Jamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste, la « République des masses ».

Nasser étant mort, la relation avec l’Egypte, se dégrade. Anouar El-Sadate le qualifie de « possédé du diable ». La mort du président égyptien, assassiné par un islamiste, en octobre 1981, sera célébrée dans la Jamahiriya. « La haine a été enterrée avec Sadate », dira le Guide de la révolution. Rapidement, Kadhafi sombre dans la violence à l’encontre de toute voix discordante, tue et expose les morts en plein centre de Tripoli. Avec la manne pétrolière, il soutient, finance et entraîne une kyrielle de mouvements de libération, s’essaye à la fois au terrorisme international et au panafricanisme, tout en laissant libre cours à ses délires philosophiques, condensés dans le Livre vert, théorise la « troisième théorie universelle » et autres concepts fantasques.

Son visage se transforme, laisse paraître la cruauté d’un monstre en devenir, relève l’auteur, qui illustre son propos par des photographies montrant cette mutation. Les ­Occidentaux, Américains en tête, qui l’ont laissé faire, voire l’ont aidé à ses débuts, en ont désormais fait une cible. La CIA l’estime désormais « à la limite de la folie ». Avec force détails et une multitude d’anecdotes, ­Vincent Hugeux décrypte, « avec le parti pris de ne pas en prendre », cette destinée si ­singulière qui suscite toujours autant de ­fantasmes et de passion.

Kadhafi, de Vincent Hugeux (éd. Perrin, 350 pages, 22 euros).