A Eseka, un « mouroir » révélateur de l’état des hôpitaux camerounais
A Eseka, un « mouroir » révélateur de l’état des hôpitaux camerounais
Par Josiane Kouagheu (Eseka)
Eseka, un an après (3). Lors de la catastrophe ferroviaire de 2016, l’hôpital public, vétuste, a été dépassé. Aujourd’hui, il manque toujours d’équipements.
Vendredi 21 octobre 2016. Il est environ 13 heures lorsque le train n° 152 de Cameroon Railways (Camrail), parti de Yaoundé, déraille non loin de la gare d’Eseka. Les cris désespérés des passagers résonnent, du sang inonde la voie ferrée, des habitants accourent et tentent d’extraire les voyageurs des wagons renversés et de sauver ceux qui ont réussi à en sortir.
Au milieu du vacarme, une femme appelle à l’aide. Elle saigne abondamment, un wagon broie son bras gauche. Elle demande aux secouristes apeurés de le couper pour la « sauver de la mort ». « Un courageux a pris une hache et l’a fait. On a immédiatement fait un garrot », se souvient un habitant. Conduite à l’hôpital de district d’Eseka, le plus grand centre de santé de la ville, la dame doit alors faire face à une autre réalité : les médicaments manquent et, autour d’elle, la mort rôde.
Des blessés occupent la soixantaine de lits disponibles. À l’extérieur, certains sont couchés sur le gazon. Ils sont plus de 500. Ils saignent. Le personnel médical, constitué du médecin chef et d’une dizaine d’infirmiers et vacataires, est pris de panique. À la pharmacie, le matériel d’urgence fait défaut.
Médicaments au marché noir
« Les blessés saignaient beaucoup et étaient en hypovolémie [déficit de sang dans le système circulatoire]. Il fallait leur donner des médicaments appropriés comme la noradrénaline, que nous n’avions pas », se désole encore une infirmière. Plus grave, les pansements, les solutés de remplissage, les perfusions et les antibiotiques sont insuffisants. L’hôpital est rapidement en rupture de stock. Les secours tardent à arriver. Les cliniques Mère Teresa et de la Miséricorde, les plus grandes d’Eseka, ne peuvent aider : elles soignent déjà respectivement 22 et 25 blessés.
Les habitants se lancent alors à la recherche des revendeurs de médicaments issus du marché noir. « Dans les quartiers, ils n’avaient pas grand-chose sauf des perfusions, des antibiotiques et des médicaments utilisés pour soigner des maladies comme le paludisme. On devait soigner des centaines de personnes blessées et à l’article de la mort », poursuit l’infirmière.
Comme dans de nombreux hôpitaux publics du Cameroun, que les habitants qualifient souvent de « mouroirs », le plateau technique d’Eseka est vétuste. En 2016, dans un manifeste « pour l’amélioration du système de santé », l’Association des médecins du Cameroun dénonçait la « crise dramatique », les « dysfonctionnements criants » et les « défaillances » des hôpitaux publics, qui causent des « décès évitables ». L’association exigeait une « profonde réforme de la santé ».
Depuis le début de l’année 2017, le Syndicat des médecins du Cameroun (Symec) a mené une série de grèves dans tous les hôpitaux publics pour exiger, entre autres, l’assurance santé universelle pour tous les Camerounais et la revalorisation des salaires des médecins du secteur public, qui doivent parfois se contenter d’un salaire mensuel de 100 000 francs CFA (environ 150 euros). En réponse, le gouvernement a déclaré leur syndicat « illégal » et a affecté les responsables dans les hôpitaux de campagne. Aucun d’eux n’a souhaité répondre aux questions du Monde Afrique.
« Le président va se soigner en Europe »
« Comme celui d’Eseka, la plupart des hôpitaux publics du Cameroun datent de la période coloniale. Nous avons vu lors de l’accident du train que la pharmacie était plus pauvre qu’on ne le pensait, même la Bétadine manquait, déplore un médecin sous couvert d’anonymat. Le président de la République et ses ministres ne font pas les réformes nécessaires parce qu’ils vont se soigner en Europe. Ils ont l’argent que 22 millions de pauvres Camerounais n’ont pas. »
Selon ce médecin, l’hôpital, construit en 1948, ne répondait « à aucune norme » au moment de l’accident : le personnel était insuffisant, les équipements médicaux inexistants et la morgue « hors service ». « Même la structuration de l’hôpital pose problème. Pour transporter un patient de la salle d’hospitalisation à l’autre bout, il faut sortir du bâtiment et marcher sous la pluie ou le soleil », dénonce-t-il.
Un an après le déraillement du train qui, selon le dernier bilan officiel, a fait 82 morts et près de 600 blessés, l’hôpital de district d’Eseka peut-il mieux gérer ce genre de catastrophe ? Pas sûr. La diaspora camerounaise, les associations et les élites ont fait de nombreux dons : lits, alcool, papier toilette, blouses et médicaments. Il manque cependant toujours le nécessaire pour prendre en charge des cas d’urgence. L’hôpital n’a toujours ni ambulance équipée, ni échographe à plusieurs sondes, ni défibrillateur, ni électrocardiogramme… Quant aux vendeurs de médicaments de rue, ils attendent toujours que l’hôpital règle leurs factures.
« Devant ce genre de situation, il a manqué un certain nombre d’équipements qui auraient pu juguler la catastrophe », admet le médecin chef d’Eseka, le docteur François Ngos, avant de s’engouffrer dans son véhicule pour Yaoundé, où il s’est inscrit à un cours de gestion des cas d’urgence.
A lire demain jeudi 26 octobre, le quatrième volet de notre enquête sur le drame d’Eseka, consacré à l’absence de train entre Yaoundé et Douala.