Dans les coulisses des jeux en monde ouvert d’Ubisoft
Dans les coulisses des jeux en monde ouvert d’Ubisoft
Par William Audureau
« Assassin’s Creed Origins », qui sort le 27 octobre, est la dernière superproduction en date d’un éditeur à la force de production faramineuse.
Editeur de jeux vidéo ou démiurge de pixels ? Chez Ubisoft, la frontière est de plus en plus ténue. Assassin’s Creed Origins, qui sort le 27 octobre, est le dernier en date d’une longue lignée de superproductions conçues comme de gigantesques jardins virtuels dans lesquels s’immerger et se perdre. Far Cry, Watch Dogs, The Division, The Crew, Steep… En l’espace de quelques années, l’éditeur français s’est même imposé comme le spécialiste mondial de ces jeux en monde ouvert, au point d’éclipser en nombre Rockstar (GTA, Red Dead Redemption) et en originalité Bethesda (Fallout, The Elder Scrolls).
« Le world building [la construction de mondes], c’est quelque chose qui nous passionne à Ubisoft », expliquait en juillet Erwan Le Breton, directeur créatif au sein de l’entreprise, lors d’une conférence au Salon professionnel Game Camp, à Lille. La multinationale d’origine bretonne en a fait non seulement une marque de fabrique, mais même un schéma de production dédié, une sorte d’Airbus du jeu vidéo, avec près de 10 000 employés répartis dans une trentaine de studios à travers le monde. L’objectif est de réussir à produire en deux à trois ans seulement ces superproductions faramineuses, dont les budgets se chiffrent allègrement en dizaines de millions d’euros, et à en commercialiser jusqu’à quatre par an, comme en 2016.
Trois jours pour définir le monde
Si Ubisoft n’est pas le seul éditeur à s’être spécialisé dans les jeux en monde ouvert, peu ont industrialisé à ce point le processus pour définir chaque nouveau projet. « On commence par définir nos IP [nos propriétés intellectuelles] et nos jeux par le monde. Quand on se réunit pour en définir le contenu dans des content workshop [ateliers de contenu], au bout de trois jours, le monde doit être défini. » A chaque fois, il s’agit de décider à la fois du cadre spatial et temporel, c’est-à-dire la région à explorer et l’époque de l’action. Far Cry 5, dans l’Amérique trumpienne ; Assassin’s Creed Origins, dans l’Egypte antique ; The Division, dans un New York postapocalyptique… autant d’exemples de la variété des productions d’Ubisoft.
« Far Cry 5 » se déroulera dans l’Amérique profonde contemporaine. / Ubisoft
Pour être retenu, un univers doit remplir plusieurs critères. Il doit tout d’abord donner envie, tant aux créatifs qu’au public. Ainsi pour Steep, jeu de glisse développé à Annecy, qui prend les Alpes comme théâtre. « L’idée d’un jeu de ski est née d’une envie, relate Julien Delalande, directeur de marque de la jeune série. On est près des montagnes, et au sein du studio, il y a de vrais fondus de glisse. Mais l’idée a tout de suite été soutenue par une réalité du marché : il n’y avait rien d’existant. » Finalement, si le jeu n’a pas été le plus grand succès de l’année avec ses 3 millions d’acquéreurs, il comptait au printemps 400 000 joueurs mensuels actifs, un indicateur important de santé d’une licence.
Le monde choisi doit également être crédible. « La nuance entre “réaliste” et “crédible” est essentielle. On s’en fout de simuler la réalité, souvent c’est ennuyeux. On veut juste qu’on puisse y croire », dit Erwan Le Breton. Des voyages dans le temps d’Assassin’s Creed aux rêveries sous opiacées de Far Cry 4, Ubisoft met le curseur de réalisme « de 80 à 85 % en général ». Et de préciser que l’important, c’est la cohérence.
Car l’éditeur français a de grands projets pour les univers développés. « Pour Ubisoft, le monde est plus grand que le jeu. Le joueur ne voit que le sommet de l’iceberg, mais nous, nous faisons tout derrière pour que l’univers puisse servir à d’autres choses que le jeu, avec du transmédia. C’est une philosophie clé maintenant chez Ubisoft : il faut qu’un univers puisse servir pendant des années. » Assassin’s Creed Origins aura ainsi droit en janvier à un mode démilitarisé, qui permettra aux scolaires, aux curieux et aux allergiques à la violence de profiter de sa reconstitution de l’Egypte antique sans avoir à surmonter les épreuves réservées aux joueurs classiques.
Au service de la « player fantasy »
Choisir le monde en premier, l’éditeur français est l’un des rares à procéder dans ce sens-là. Chez Nintendo, on part plutôt d’une idée de jeu pour ensuite bâtir l’univers, non l’inverse. « Monde, système, personnages… on descend progressivement du plus général au plus précis », confirme Erwan Le Breton. Cette approche change la manière dont on envisage le plaisir du joueur. Celui-ci s’évalue moins en matière de possibilités que d’immersion. C’est ce que les professionnels de la firme appellent la « player fantasy », son pacte avec cette autre réalité : être un assassin, un pirate, comme dans le futur jeu Skull & Bones, un survivant d’un monde apocalyptique, comme dans The Division, etc.
Dans « Skull & Bones », la « player fantasy », c’est-à-dire le pacte d’immersion, est d’incarner un pirate.
Si Ubisoft revendique un maître mot, c’est l’appel de l’aventure. Tous ces jeux en monde ouvert doivent laisser libre cours à l’exploration, à la liberté, à la curiosité. Un vœu un peu pieux pour qui connaît les productions passées de la maison, souvent bardées d’indices envahissants. Mais l’approche d’Ubisoft est en train d’évoluer, inspirée en cela par le dernier Zelda, Breath of the Wild.
« Souvent [la carte] ressemble à une Google Maps avec plein d’icônes abstraites, c’est chiant, reconnaît Erwan Le Breton. Nous, on veut que ça ressemble à une carte au trésor, que ça donne envie d’explorer, mais également qu’il y ait du mystère, des endroits dont on ne sait pas ce qu’ils cachent mais qui donnent envie d’aller les voir. Pour ça, Breath of the Wild est parfait. »
Des superficies hors normes à générer
Reste à bâtir ces mondes gigantesques. Pour Ghost Recon : Wildlands, conçu à Paris, ce sont pas moins de 1 098 581 km2 de terrains qui ont été générés. Et ce n’est guère une exception. Qu’il s’agisse de l’Egypte antique ou des Alpes, voire des Etats-Unis entiers dans The Crew 2, Ubisoft voit de plus en plus grand, de plus en plus détaillé.
Pour cela, les créateurs recourent à de nombreux outils et astuces de production. Dans Steep, un jeu au budget de « seulement » 20 millions d’euros, les développeurs ont utilisé le procédural, une technique de génération automatique de montagnes par des algorithmes, avant de les tester et de les ajuster au besoin et au ressenti. Cette phase quasi biblique de formation des reliefs a un nom : le terraforming. Et leurs outils, des noms de logiciels comme Worldmachine ou Speedtree pour la végétation.
Pour générer le monde de « Steep », Ubisoft Annecy laissait au début tourner les ordinateurs près d’une semaine. / Ubisoft
Cette phase de création procédurale du terrain de jeu peut prendre un temps précieux, qu’il a fallu optimiser petit à petit, de cinq jours de calcul au début à dix heures à la fin. « Le temps de génération acceptable, c’est une nuit », dit Grégory Garcia, directeur technique chez Ubisoft Annecy. « On part le soir, le lendemain matin, quand on arrive au bureau, il faut que ce soit fini. »
Pour d’autres productions, les graphistes feront davantage de « craft », c’est-à-dire de la production d’éléments en 3D un à un, comme des artisans, mais sur ordinateur. C’est notamment le cas dans Assassin’s Creed Origins, où nombre de monuments ont été recréés de manière très fine – parfois en prenant quelques libertés sur la taille pour les rendre encore plus marquants –, mais sans jamais s’éloigner gratuitement des modèles historiques.
Des enjeux narratifs de plus en plus politiques
C’est aussi l’autre particularité d’Ubisoft : un travail sans commune mesure de documentation. L’une des idées les plus astucieuses de la marque fut de reconvertir des métiers du jeu vidéo moins utiles à l’heure des mondes ouverts, comme les scénaristes, en documentalistes, voire en reporters.
C’est aujourd’hui une des fiertés de l’entreprise. « Notre modèle, c’est Indiana Jones, résume Erwan Le Breton. On fait des études en amont, puis ensuite on va sur place mouiller le maillot, pour vraiment retranscrire le monde. » Via son « reporter en chef », le Franco-Américain Tommy François, Ubisoft a ainsi envoyé des équipes en repérage en Bolivie pour Ghost Recon : Wild Lands.
Pour le jeu d’action « Ghost Recon : Wildlands », Ubisoft a fait un repérage sur le terrain avec des spécialistes. / Ubisoft
Corollaire de ces univers fouillés et de plus en plus ancrés dans la réalité, les enjeux narratifs se sont considérablement complexifiés. « On n’est plus dans un monde en noir et blanc où il y a des gentils et des méchants. On veut aller dans les nuances de gris », jure Erwan Le Breton, en rappelant que le manichéisme du premier Assassin’s Creed s’est peu à peu effacé dans ses suites.
Cela n’empêche pas l’entreprise d’être très regardante sur certaines questions sociétales, comme les représentations des minorités ou le comportement politique du joueur. « Si tu veux être un facho misogyne, OK. Tu as payé le jeu, c’est ton droit, on ne va pas te juger, concède Erwan Le Breton. En revanche, dans le jeu, les gens te regarderont comme un facho misogyne. »
Différentes philosophies en interne
Parfois, un peu de marketing s’y mêle aussi. Pour Far Cry 5, attendu en 2018 mais dont la jaquette moquant l’Amérique trumpienne a déjà fait beaucoup parler à sa diffusion, au printemps, il s’agissait avant tout d’une volonté des équipes marketing européennes de choquer et de faire parler. La démarche n’est pas allée sans conflits internes, notamment avec les équipes marketing américaines.
Les drapeaux français anachroniques de « Assassin’s Creed Unity » sont une concession aux joueurs américains. / Ubisoft
Car cette impressionnante machine à bâtir des mondes est parfois tiraillée par des visions contraires. En 2014, d’importants débats agitèrent ainsi les équipes d’Ubisoft à propos de la présence – anachronique – du drapeau français dans Assassin’s Creed Unity, un jeu qui se déroule durant la Révolution française. Ce sont finalement des tests utilisateurs parmi le public américain qui ont conduit l’entreprise à cette entorse historique.
Autre question, la dimension politique. Le PDG, Yves Guillemot, souhaite diffuser des valeurs positives à travers les jeux, tandis que le directeur créatif Serge Hascoët veut que le joueur soit entièrement maître, y compris de mal agir. « C’est un débat compliqué, que nous n’avons pas encore résolu. On ne veut pas porter de jugement, mais pas non plus promouvoir des idéaux qui ne correspondent pas aux valeurs de l’entreprise », résume Erwan Le Breton. Le débat, comme les mondes d’Ubisoft, est même de plus en plus ouvert.