Il est bien seul, ce jeune gardien en uniforme bleu nuit. En ces temps de profonde crise électorale, à l’heure où les affrontements entre supporters de l’opposition et police s’intensifient, voilà des jours qu’il assure avec une poignée de collègues la sécurité du domaine de Raila Odinga, une propriété de plusieurs hectares avec sa villa blanche, son exploitation maraîchère, ses élevages de volaille et de vaches laitières. « Nous avons peur des représailles car tous les gens d’ici ont refusé de voter le 26 octobre », soupire-t-il en faisant le tour du propriétaire. Mais qui pourrait bien venir attaquer à Bondo, ville désertée par la police contrairement à la grande cité voisine de Kisumu, le domicile de celui que tous ici appellent le « Président » ?

Bourgade de l’extrême ouest du Kenya, à quelques kilomètres en retrait du Lac Victoria, Bondo est depuis toujours le fief des Odinga, puissante famille de l’ethnie luo (majoritaire dans la région), dynastie politique et empire économique. Si à travers le pays, nombre de grandes infrastructures portent le patronyme des Kenyatta, éternelle rivale qui a déjà donné deux présidents au pays, c’est le nom des Odinga qui fleurit ici, notamment sur le fronton de l’Université Jaramogi Oginga Odinga, père du leader de la coalition d’opposition NASA. « À Bondo, nous vivons, nous mangeons, nous dormons NASA », sourit Francis Owino, professeur à la faculté. Et ce spécialiste de linguistique et de littérature, un stylo glissé dans la poche de sa chemisette bleue, d’insister sur la loyauté des Luos, « des gens braves et fiers, des pêcheurs qui savent aussi bien viser les poissons avec leurs filets que la police avec les pierres ».

Si le fils, Raila, est adulé, notamment pour avoir soutenu lorsqu’il fut premier ministre entre 2008 et 2013 l’adoption d’une nouvelle Constitution, c’est bien son père qui fait figure de mythe. Héros de l’indépendance aux côtés de Jomo Kenyatta, Oginga Odinga devient vice-président lorsque son partenaire de lutte accède à la tête de l’Etat. Passant rapidement dans l’opposition, « Jaramogi » (son titre honorifique) ne quittera la vie politique qu’à sa mort en 1994. À Bondo, sa maison, où Raila Odinga a grandi et s’est marié, est devenue un lieu de pèlerinage. A deux pas du mausolée abritant sa dépouille sous un lion de granit, un musée le glorifie en icone de la « liberté » aux côtés de figures internationales telles, pêle-mêle, Nelson Mandela, Napoléon, Boris Eltsine ou Fidel Castro (un prénom donné au fils de Raila Odinga, décédé en 2015 et enterré sur le domaine).

« Les résultats sont manipulés »

Qu’il s’agisse du père ou du fils Odinga, la ferveur est la même pour les habitants de Bondo. Et le sentiment de se faire voler l’élection présidentielle, organisée dans un contexte de grande tension après l’annulation d’un premier vote par la Cour suprême et jugée peu crédible par la Commission électorale elle-même, semble unanimement partagé. « Personne n’a voté ici et même dans des régions à majorité kikuyu (ethnie du président sortant Uhuru Kenyatta) le taux de participation était très mauvais. Les résultats sont manipulés », soutient Mathiew Otieno, le concierge du musée.

Le vote n’a pas eu lieu dans les quatre comtés de l’Ouest. Faute d’électeurs, restés chez eux à l’appel de Raila Odinga, mais aussi de bureaux de vote, désertés par les agents de la Commission électorale, effrayés. Si les premiers chiffres donnent Uhuru Kenyatta vainqueur à 98 %, les habitants de Bondo ne se sentent pas concernés par le résultat de ce scrutin dont ils nient la légalité, rappelant que l’élection doit avoir lieu dans toutes les circonscriptions pour être validée. « Nous défendons la Constitution et ce vote sera contesté devant la Cour Suprême et annulé », assure John Mwai, un homme d’affaires intime de « Baba » (père) et de sa femme Ida, qu’il reçoit régulièrement dans son grand jardin ombragé. Pour ce notable qui porte volontiers une arme à la ceinture afin d’« assurer sa sécurité », l’annonce, vendredi soir, d’un report sine die du vote dans la région est un non-événement : « Il n’y aura pas d’élection ici, il y aura une grande résistance et ceux de la Commission électorale resteront invisibles. »

Cette rupture, avec d’un côté un Kenya qui a voté et de l’autre une province entière qui refuse de participer, va jusqu’à attiser chez les habitants de Bondo l’aspiration indépendantiste. Sur son portable, John Mwai conserve précieusement la carte de ce qu’il appelle la « République du peuple du Kenya », un croissant englobant l’Ouest, le Sud ainsi qu’une partie de l’Est du pays, et isolant le Kenya central, à majorité kikuyu. Difficile de dire si cette antienne, jamais disparue depuis la proclamation de l’indépendance il y a 54 ans et régulièrement agitée jusque dans les sphères officielles, aurait plus de chances de se concrétiser aujourd’hui que par le passé. Pour le professeur Francis Owino, la sécession reste « une menace » : « Nous ne la voulons pas mais nous l’utilisons comme une arme ». Une dernière carte brandie contre le pouvoir, à l’heure où l’issue de la crise politique est encore plus incertaine qu’avant le scrutin du 26 octobre.