« Delikatessen » de Théo Ananissoh, ou le Togo sacrifié aux caprices d’élites incultes
« Delikatessen » de Théo Ananissoh, ou le Togo sacrifié aux caprices d’élites incultes
Par Fabien Mollon
Dans son dernier roman, l’écrivain togolais enrage du sort réservé à son pays et à ses femmes, traquées par des « brutes » sans morale.
Il y a de rares moments, dans la vie d’un écrivain, où l’actualité mondiale semble converger pour donner foi et raison d’être à son œuvre. Cela a probablement été le cas, le jeudi 5 octobre, pour le romancier togolais Théo Ananissoh.
Ce jour-là, aux Etats-Unis, éclatait l’affaire Harvey Weinstein, du nom de ce producteur de cinéma dont un article du New York Times révélait les turpitudes, l’accusant de profiter de son pouvoir à Hollywood pour harceler sexuellement des comédiennes. Depuis, de nombreuses femmes ont témoigné des pressions subies de la part non seulement de Harvey Weinstein, mais aussi, plus généralement, d’hommes qui croient pouvoir jouer avec le destin et le corps de leurs victimes. Le scandale est devenu planétaire.
Le même jour, au Togo, se jouait une tout autre tragédie. Pour la deuxième journée consécutive, des milliers de manifestants descendaient dans les rues, comme ils l’avaient déjà fait à plusieurs reprises depuis le mois d’août, pour demander la démission du président Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis 2005 en digne successeur de son père, Gnassingbé Eyadema, qui régna sur le pays pendant trente-huit ans. A ce jour, la contestation et sa répression ont fait au moins seize morts.
« Le sperme des hommes est nocif »
Toujours le 5 octobre, mais cette fois-ci en France, les éditions Gallimard publiaient Delikatessen, le sixième roman de Théo Ananissoh. Où il est justement question du Togo, décrit dans le livre comme un pays confisqué par des élites incultes et brutales sous le régime desquelles les femmes ne semblent avoir aucune alternative à un abaissement permanent. L’auteur l’affirme : « Ce pays humilie la femme. »
Le roman met en scène Sonia, 32 ans, journaliste vedette de la télévision togolaise, en instance de divorce à la suite de violences conjugales et dont la vie amoureuse, placée sous le signe d’une trompeuse liberté, se partage désormais entre deux hommes qu’elle rencontre au gré de ses envies pour l’un – Enéas, un poète exilé au Canada et de retour à Lomé – ou selon les disponibilités de l’autre, déjà marié. Jusqu’au jour où le chef des services de renseignement jette son dévolu sur elle et met tous les moyens à sa disposition pour se l’accaparer…
« Le sperme des hommes ici est nocif », se désole Sonia. Et l’écrivain de compléter, en un réquisitoire féministe qui dépasse le seul Togo : « L’homme est le seul animal qui frappe sa femelle, dit-on. Tous les autres animaux sont dépourvus de la capacité à se mentir pour justifier ça. En somme, ils sont trop sommaires pour pouvoir martyriser à coups de poing, de burqa ou d’excisions sanglantes leurs femelles – leurs propres origines. »
« Des eunuques vêtus d’or et de diamant »
On l’a compris : si l’état d’un pays peut être jugé à la condition qu’il réserve à ses habitantes, alors, sous la plume d’Ananissoh, le Togo fait piètre figure. La faute, dit-il, aux hommes « interrompus » qui exercent leur mainmise mais qui, « bouffons spoliés de la possession d’eux-mêmes », ne tiennent pas « les manettes », asservis qu’ils sont à une « tutelle extérieure ». L’auteur poursuit, sans concessions : « On vous remet une terre, une masse humaine et l’on vous défend de les transcender en nation. Des eunuques vêtus d’or et de diamant, voilà l’horreur qui a cours. »
Comme Enéas dans le roman, pour s’accomplir, Théo Ananissoh (né en Centrafrique en 1962 avant que ses parents togolais ne reviennent s’installer au pays lorsqu’il avait 12 ans) a trouvé le salut dans l’exil : il vit en Allemagne depuis 1994. Or ce départ n’est pas que la conséquence de l’état désastreux d’un pays où « les brutes combattent les sensibles » ; il l’entretient. Ce qu’un personnage de Delikatessen résume ainsi : « Cette fuite obligée […] permet la confiscation de cette terre. […] Les ignorants au pouvoir, les intelligents contraints à l’exil. »
De fait, quoi qu’en dise l’auteur lorsqu’il déplore que Lomé « n’a pas produit un seul écrivain, si mineur soit-il », intelligence et sensibilité sont bien au rendez-vous dans Delikatessen, dont on n’a volontairement retenu ici que les propositions les plus politiques mais qui, au rythme des rouleaux de l’Atlantique qui s’abattent sur ses pages et des trajectoires amoureuses de ses personnages, fait la part belle à la poésie et à l’art de la narration. Comme autant d’armes face aux hommes puissants, qu’ils se nomment Weinstein ou Gnassingbé.
Delikatessen, de Théo Ananissoh, éd. Gallimard, coll. « Continents noirs », 200 pages, 18 euros.