Dans une industrie aussi jeune que le jeu vidéo, on devient rapidement un vétéran. Mais certains le sont plus que d’autres. A commencer par Ian Livingstone, étonnant Britannique qui s’est lancé bien avant que le jeu vidéo ne devienne une pratique de masse et dont la conférence ouvrait, lundi 30 octobre, le festival IndieCade Europe des jeux indépendants, au Conservatoire national des arts et métiers, à Paris (jusqu’à mardi).

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Vieux de la vieille, Ian Livingstone en plaisante volontiers – il dit être venu au jeu « peu après l’invention des échecs ». En réalité, c’est la découverte du jeu de rôle papier Donjons et Dragons en 1975, alors qu’il vient de cofonder une petite entreprise de vente de jeux par correspondance avec ses colocataires John Peake and Steve Jackson, qui change tout :

« La boîte [de Donjons et Dragons] ne ressemblait pas à grand-chose, mais son contenu ouvrait votre imagination comme aucun jeu ne l’avait jamais fait et ne le fera jamais. »

Le trio obtient, au culot, une exclusivité de distribution du jeu au Royaume-Uni et ouvre en 1977 une boutique appelée Games Workshop (« l’atelier des jeux »), créant sans le savoir une marque qui deviendra mondialement célèbre.

« Soyez propriétaires »

C’est là que Ian Livingstone apprend, raconte-t-il devant un parterre d’étudiants et de créateurs indépendants, la première et la plus fondamentale des leçons : « Soyez propriétaires de vos jeux. » TSR, l’éditeur de Donjons et Dragons, propose de racheter Games Workshop : les trois associés, « de vrais Britanniques indépendants », refusent et perdent l’exclusivité de distribution du premier jeu de rôle. L’entreprise accuse le coup, mais Steve Jackson et Ian Livingstone travaillent d’arrache-pied pour créer « leurs » jeux.

C’est chose faite en 1982, avec la sortie du Sorcier de la montagne de feu, premier avatar moderne de ce qu’on appellera « les livres dont vous êtes le héros ». Le succès est gigantesque, et avec lui viennent les critiques. Avec un humour pince-sans-rire tout à fait britannique, M. Livingstone égrène les articles de presse affirmant que ces livres sont dangereux « parce qu’ils font utiliser leur imagination aux enfants », les pétitions, et cette anecdote étrange d’une mère de famille affirmant à la radio que la lecture du Sorcier de la montagne de feu avait fait léviter son fils.

« Les médias ont toujours eu un problème avec les jeux. Même les échecs ! Mais les jeux sont bons pour vous. Les jeux sont sociaux. Ils apprennent à résoudre des problèmes, à réévaluer en permanence une situation, à gérer des ressources. Les jeux simulent le monde réel. Vous préférez apprendre à piloter un avion dans un livre ou dans un simulateur de vol ? »

Ian Linvingstone décoré de l’Ordre de l’Empire britannique, au palais de Buckingham, à Londres, le 12 mars 2013. / STEFAN ROUSSEAU / AFP

Les jeux vidéo, le cofondateur de Games Workshop a pu réellement s’y atteler à partir des années 1990, lorsqu’il a rejoint l’éditeur Eidos (Tomb Raider…). Mais il avait déjà acquis ses convictions sur le sujet : « Ce qui a fait que Pong s’est vendu, ce n’étaient pas graphismes : c’étaient ses mécanismes », s’amuse-t-il. Niveau technologies, Ian Livingstone est un agnostique – peut-être a-t-il déjà vu passer trop d’évolutions du secteur.

« La réalité virtuelle et la réalité augmentée arrivent. Le jeu vidéo devient un sport qui se regarde. C’est une industrie à 100 milliards de dollars par an »

PC, console ou smartphone, peu importe ; tout peut avoir son public et tout peut rapporter de l’argent, même si « un jeu comme Flappy Bird, c’est une chance sur un million – ce qui fait beaucoup d’oiseaux morts ».

Livres, jeux vidéo, figurines…

Entre les livres et les jeux vidéo, il y a eu, bien sûr, les figurines : propulsé par ses premiers succès, Games Workshop lance au milieu des années 1980 sa franchise Warhammer, jeux de stratégie avec figurines à collectionner, succès planétaire et manne d’argent pour l’entreprise.

La première leçon de M. Livingstone, le fait d’être propriétaire de ses jeux pour en tirer le maximum de profits, Games Workshop l’applique à plein. Produits dérivés, magazines, figurines toujours renouvelées et parfois vendues à prix d’or pour les collectionneurs… Games Workshop devient une entreprise aussi admirée que critiquée pour sa capacité à soutirer toujours plus d’argent à ses joueurs, à une époque où les contenus supplémentaires payants, depuis devenus courants dans le jeu vidéo, n’existaient pas. Chez Eidos, M. Livingstone saura tirer parti de l’image de Lara Croft en prêtant la « star » du studio à des annonceurs – un autre bénéfice de posséder ses propres licences, juge-t-il.

C’est d’ailleurs l’un des paradoxes de Ian Livingstone, capable de s’emporter à un moment contre l’« establishment qui n’aime pas tout ce qui contient le mot “jeu” », tout en se félicitant la minute d’après du soutien politique dont bénéficient les créateurs de jeux vidéo de la part du gouvernement britannique. Ou de se moquer des « banquiers amicaux » tout en expliquant aux jeunes créateurs, dans un parfait anglais de la City, comment monétiser au mieux leurs jeux.

Car Ian Livingstone n’a rien contre le fait de gagner de l’argent avec sa passion, bien au contraire. Si ses contacts avec les banquiers lui ont déplu, c’est parce qu’ils manquaient d’imagination :

« Dans les années 1970, nous avions tenté d’expliquer Donjons et Dragons à un banquier. Il nous a regardés avec l’air de quelqu’un qui n’avait aucune idée de ce dont on parlait. »

C’est d’ailleurs l’un des principaux conseils qu’il donne à tous les créateurs et créatrices qui voudraient se lancer, aux côtés de « Faites ce pour quoi vous êtes doué » et « Les idées sont bon marché, faites un jeu » : « Comprenez le business des jeux. »