En Afrique du Sud, dans le township de Diepsloot, où « le viol fait parti du quotidien »
En Afrique du Sud, dans le township de Diepsloot, où « le viol fait parti du quotidien »
Par Adrien Barbier (Johannesburg, correspondance)
Près de 40 % des hommes du bidonville situé dans la périphérie de Johannesburg ont admis avoir violé une femme dans les douze derniers mois.
Dans le bidonville de Diepsloot, en périphérie de Johannesburg. / MUJAHID SAFODIEN / AFP
« Ta place est en prison. » Dans une taverne de Diepsloot, l’un des townships les plus pauvres de Johannesburg, le ton est à la plaisanterie. Lydia et Rose font face à Steeve et discutent de la violence contre les femmes. Un véritable fléau en Afrique du Sud, qui recensait 49 660 agressions sexuelles en 2016 et 2017 d’après les statistiques criminelles officielles publiées fin octobre.
Steeve, 31 ans, est un repenti de la violence domestique. Suite à une plainte de son ex-femme, il a été condamné à une semaine de travaux d’intérêt général. « Tu aurais dû prendre au minimum cinq ou six mois », le rabroue Rose, 26 ans, enjouée dans son sweat à capuche aux couleurs de l’ANC, le parti de Nelson Mandela. « En même temps, elle s’est permis de me tenir tête. Elle m’a pointé du doigt, j’aime pas ça », tente de justifier le maigrelet.
La discussion embraye sur la répartition des tâches ménagères. « Il faut que ce soit 50-50 », annonce Lydia, 29 ans, les cheveux rouges mal décolorés. Il amorce : « Oui mais si on est le seul à trava… ». « C’est 50-50, c’est comme ça ! », le coupe Rose. Son fils de 6 ans vient se tenir derrière elle. Mère célibataire, sans emploi, on lui demande comment elle s’y prend pour l’élever. « Je ne fais rien de spécial. Lorsqu’il est mauvais, je le frappe juste un peu, mais jamais avec les pieds », dit-elle, en claquant des doigts.
« L’alcool, ça nous excite »
Depuis l’autoroute flambant neuve venant de Johannesburg, l’arrivée à Diepsloot (« gros trou » en afrikaans) offre un contraste plus que déroutant. Passé le centre commercial tout propret, le bidonville s’étend à perte de vue et les rues sont pleines de gens qui traînent, le regard suspicieux.
Officiellement, le recensement affiche 165 000 habitants, dont une bonne moitié est au chômage. Mais les associations estiment qu’y vivraient quatre fois plus de personnes, dont 40 % d’étrangers, en grande partie sans papiers.
Diepsloot est l’un des épicentres de la violence contre les femmes qui fait des ravages dans la première économie d’Afrique. Une étude réalisée dans ce township et publiée en octobre 2016 a révélé des niveaux de violence terrifiants. Sur 2 600 hommes interrogés, 56 % ont déclaré avoir violé ou battu une femme dans les douze mois précédant l’enquête ; 38 % ont admis avoir contraint une femme à des relations sexuelles. C’est deux fois plus que les statistiques nationales.
Les affaires sordides trouvent régulièrement écho dans la presse locale. En 2013, Yonelisa et Zandile Mali, deux cousines de 2 et 3 ans, ont été retrouvées mutilées dans des latrines publiques après avoir été kidnappées, violées et assassinées. Le meurtrier, un homme âgé de 29 ans, un voisin, a laissé les corps à vingt mètres du baraquement où il vivait. Condamné à deux cent quarante ans de prison, il a dit au juge, le jour de son procès, « d’aller se faire voir ».
Lorsqu’on leur demande si elles aussi, elles ont été victimes de violence domestique, Lydia et Rose rient avec gêne. « Plus maintenant », lâche Rose, avant de changer de sujet. « On est nés là-dedans, justifie Steeve. Ici tout le monde se bat tout le temps. Il agite les poings. Et l’alcool, ça nous excite. »
« Changer les hommes »
En retrait, assis sur le billard, Brown Lekekela, la quarantaine, laisse la conversation couler. Il est animateur pour Sonke Gender Justice, une organisation qui travaille à changer les hommes comme Steeve. Il tient des ateliers dans des lieux publics, comme cette taverne, pour convaincre les hommes de modifier leur comportement. « Certains hommes y arrivent, commente Lydia. Mais d’autres, qui viennent à l’atelier dire que l’alcool, c’est mal, on les retrouve le soir complètement saouls se bagarrant avec tout le monde. »
Nonchalant et un peu bedonnant, Brown n’a pas la tête de l’emploi. Il a pourtant aménagé, dans son jardin, l’unique refuge du township. Depuis 2013, il accueille par mois une trentaine de victimes de violences domestiques ou sexuelles.
C’est sa femme qui ouvre la grille de leur propriété, un bébé d’un an dans les bras. Le refuge est installé dans un chalet de bois. Dans l’entrée sont posées, en vrac sur le canapé, des affaires qu’on vient de lui donner. Suit une deuxième pièce avec quatre lits superposés. C’est spartiate, mais correct.
L’animateur vient tout juste d’accueillir deux femmes d’une trentaine d’années. « L’une a été violée par son petit ami, donc on est allés porter plainte à la police. L’autre a été battue par son mari et a été chassée de chez elle. On a réussi à le convaincre de s’excuser et de la reprendre », explique-t-il, sans trop s’étendre. Que dit-on à une femme victime de viol, qui arrive blessée, en portant encore sur elle l’odeur de transpiration de son agresseur ? « Je la laisse surtout parler, poursuit-il, presque agacé. Parce que je ne sais pas ce que ça fait d’être violé, ce n’est pas à moi de dire quoi que ce soit, donc j’écoute. »
Contre l’ennui
Ses ateliers ont lieu deux fois par semaine dans des gargotes, dans les églises ou dans la rue, où les hommes aiment jouer aux dés et parier. Sa tâche est colossale. La plupart des hommes ne se rendent même pas compte de leurs agissements criminels. « Beaucoup d’enfants victimes de viol ne portent même pas plainte car ils pensent que c’est comme ça que les hommes traitent les enfants. Ici, le viol fait partie du quotidien », explique-t-il. Dans les enquêtes, tous ceux qui ont violé une fille de moins de 15 ans disent l’avoir fait « pour s’amuser », parce que « ça faisait partie d’un jeu », parce que « c’est un hobby ». L’ennui est une justification avancée pour un tiers des viols, tous âges confondus.
Les femmes sont surtout exposées la nuit, lorsqu’elles se rendent seules aux latrines publiques. « C’est parfois un voisin, un cousin, qu’elles ne reconnaissent pas forcément dans le noir », détaille Brown. La police, débordée, avec moins de dix agents pour plus de 600 000 habitants, ne peut pas grand-chose et passe de scène de crime en scène de crime. Depuis 2013, seule une plainte, sur 500 cas, a mené à une condamnation effective.