Un syndicat d’internes en médecine brise le « tabou » du sexisme à l’hôpital
Un syndicat d’internes en médecine brise le « tabou » du sexisme à l’hôpital
Le Monde.fr avec AFP
L’Intersyndicale nationale des internes a lancé, début septembre, un questionnaire en ligne. Quelque 3 000 personnes y ont répondu, dont 75 % de femmes.
L’Intersyndicale nationale des internes a lancé, début septembre, un questionnaire en ligne sur le sexisme à l’hôpital. Quelque 3 000 personnes y ont répondu, dont 75 % de femmes. / JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP
« Mon chef m’appelle petite chienne », raconte cette jeune externe en médecine de 23 ans qui ne veut pas que son nom apparaisse. Une petite phrase qui fait mal, « sexiste et insultante comme on entend souvent dans les couloirs de l’hôpital », poursuit la jeune fille.
Le sexisme en milieu hospitalier est un phénomène massif, omniprésent, et qui s’est banalisé. « C’est simple, je ne peux même pas me souvenir de la blague sexiste qui m’a le plus choquée. Il y en a tellement qu’on finit par ne plus relever », raconte cette étudiante en sixième année de 24 ans, en externat dans un grand hôpital parisien.
Subir le sexisme ou en être directement victime : c’est le quotidien de 86 % des internes de médecine – hommes et femmes confondus. C’est une donnée que vient confirmer l’Inter-syndicat national des internes (ISNI) dans une enquête inédite intitulée « Hey doc les études de médecine sont-elles sexistes ? » et rendue publique vendredi 17 novembre.
Climat pesant
Pour la première fois, le syndicat a voulu interroger les 30 000 jeunes internes pour quantifier leur expérience du sexisme et du harcèlement sexuel pendant leurs études : 2 946 ont répondu à ce questionnaire, diffusé par les associations locales et sur les réseaux sociaux, dont 75 % de femmes et 25 % d’hommes. Parmi les répondants, 8,6 % affirment avoir été victimes de harcèlement sexuel et 34 % relèvent des « attitudes connotées », comme le contact physique ou le geste non désiré (65 %), la simulation d’acte sexuel (9 %), la demande insistante de relation sexuelle (14 %), ou le chantage à connotation sexuelle (12 %).
L’étude, bien que non représentative de la population des internes, confirme l’existence d’un climat pesant dans le monde médical et en particulier pour les étudiants, qu’ils soient infirmiers, médecins ou aides-soignants. Un climat, voire une « nébuleuse sexiste », comme le décrit Céline Lefève, professeur de philosophie pour les étudiants en médecine de l’université Paris-Diderot et contributrice du livre de Valérie Auslender, médecin de Sciences Po, Omerta à l’hôpital (Michalon, 21 euros, 320 pages), qui faisait la lumière sur les violences subies par les étudiants pendant leur formation hospitalière.
Dans les témoignages recueillis par Le Monde, les étudiants évoquent souvent le huis clos du bloc opératoire comme lieu propice aux remarques sexistes et aux comportements les plus violents. L’ISNI relève que 24 % du sexisme quotidien se déroule à cet endroit.
« Au bloc, on est coupé du monde, et le chirurgien est une sorte de dieu qui peut se comporter de manière déplacée. Je me souviens d’une opération en orthopédie ; le chirurgien m’a regardée en me disant : “Tu vois, je plante ce clou dans l’os comme ma bite dans ta chatte.” Sur le coup, on ne dit rien, on rit jaune, mais c’est violent », témoigne une autre jeune externe qui préfère taire son nom.
Médecins en position de « supériorité hiérarchique »
Caroline, 25 ans, externe, qui préfère que son prénom soit changé, raconte : « Lors d’un stage en chirurgie, le chef de service et l’interne faisaient régulièrement des allusions au fait qu’ils allaient me rejoindre pour la nuit en salle de garde. Ils connaissent le code de ma chambre de garde. Sur le coup j’ai répondu qu’elle se fermait de l’intérieur. Je me suis sentie un peu menacée même si j’ai répondu avec humour. »
« C’est un climat ambiant permanent qui existe depuis le début des études. En réalisant cette étude, j’ai été étonnée par le nombre de personnes qui ne se considèrent même plus victimes de sexisme tellement tout cela a été intégré et accepté. Le problème, c’est que le sexisme crée un climat qui conduit à accepter un geste déplacé qui prépare le terrain au harcèlement sexuel », analyse Alizée Porto, qui vient de terminer son internat en chirurgie et est à l’origine de cette enquête de l’ISNI.
D’autant que le rapport d’apprentissage entre étudiants et médecins aggrave les effets du sexisme. « Il est parfaitement illusoire, voire intellectuellement malhonnête, de croire qu’une anecdote grivoise isolée retranscrit ce qu’est le harcèlement à l’hôpital », juge Thiziri Taibi, étudiante externe de 23 ans en sixième année à l’université Paris-V.
« On se retrouve dans une double posture d’infériorité dans certaines situations, où le discours sexiste parfois se surajoute au statut d’étudiant en demande d’apprentissage. C’est la lassitude qui joue, on finit par laisser passer les réflexions dévalorisantes que toute profession adresserait à ses stagiaires, d’autres, misogynes, que toutes les femmes ont déjà pu entendre, et au bout de plusieurs mois… parfois arrive la réflexion de trop. Le patient qui vous prend pour l’infirmière lorsque vous entrez dans une pièce ou le médecin qui a oublié votre prénom et vous appelle Bichette peut suffire à vous faire perdre votre sang-froid dans ce contexte global de mésestime de soi », poursuit l’étudiante. L’enquête montre en effet que les auteurs de ces remarques ou de harcèlement sont majoritairement les médecins en position de « supériorité hiérarchique » de l’étudiant.
Influence sur la carrière
Autre conséquence concrète de cette culture du sexisme selon l’ISNI : l’influence sur la carrière. Après les épreuves nationales classantes, les étudiants de sixième année doivent choisir une spécialité pour leur internat. « Il est évident que nous sommes influencés par nos nombreux stages pour faire notre choix. Mon stage actuel dans un SAMU d’un grand hôpital parisien est éprouvant. Je suis devenu le type pas drôle qui ne rit pas aux blagues sur le viol ou qui ne participe pas aux commentaires sur le physique de mes co-externes », explique Jérémie, 24 ans (qui n’a pas souhaité que son nom apparaisse), qui pense choisir la gériatrie, une discipline « pas trop violente », où il a effectué un stage qui lui a laissé un bon souvenir.
Jean-Luc Dubois-Randé, cardiologue et président de la conférence des doyens des facultés de médecine, et directeur de l’UFR de médecine de l’Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne (UPEC), se dit très attentif aux retours d’étudiants sur leurs stages.
« Si nous voyons qu’un service fait l’objet de plaintes récurrentes, c’est un premier carton rouge, si c’est du harcèlement, c’est directement le conseil disciplinaire. Cela peut aussi aller jusqu’au boycott d’un service dans un hôpital où nous n’envoyons plus d’étudiants. »
Dans les services dits « problématiques », il faut parfois attendre un départ à la retraite pour que le climat s’apaise, reconnaît le cardiologue.
Faire évoluer le rapport de force
Dans les facultés de médecine, des groupes de travail ou des associations d’étudiants commencent à faire évoluer le rapport de force avec le corps enseignant.
« J’ai l’impression que notre génération accepte de moins en moins le sexisme. Les chefs de service se plaignent de voir leurs blagues et leurs propos sexistes diffusés sur Twitter ou sur Payetablouse [site Internet qui recueille les témoignages sexistes du monde médical]. Peut-être que la crainte d’être de plus en plus exposé va changer la donne », espère Elsa Dechézeaux, étudiante en sixième année de médecine, qui, sous ce pseudonyme, raconte sur le réseau social ses aventures dans des grands hôpitaux parisiens.
Le site Payetablouse, lancé en janvier, a permis de crédibiliser les témoignages avec l’effet de nombre tout en préservant l’anonymat des étudiants pour qui la formation et l’avancement dans leur carrière dépendent du bon vouloir de leurs chefs de clinique ou de service.