Omerta, sexisme ordinaire et « porcs sans vergogne » : dans le jeu vidéo, le machisme résiste
Omerta, sexisme ordinaire et « porcs sans vergogne » : dans le jeu vidéo, le machisme résiste
Par William Audureau
Les hashtags #balancetonporc et #metoo n’ont pas permis de libérer la parole. Les comportements sexistes perdurent dans ce secteur très masculin.
Des dessins de phallus sur les tableaux des salles de réunion, des listes de diffusion interne de porno, des blagues quotidiennes sur le viol, voire des attouchements sur des employées par des personnes haut placées… le Monde a recueilli plus d’une trentaine de témoignages de femmes, victimes ou témoins de comportements sexistes. Seule une infime minorité d’entre elles ont accepté de témoigner à visage découvert. Plus encore que dans les milieux du cinéma ou de la musique, où l’affaire Weinstein a libéré la parole, l’omerta reste particulièrement forte dans le secteur du jeu vidéo.
Les quelques affaires de harcèlement rendues publiques ont eu lieu outre-Atlantique, sur les forums, dans le milieu de l’e-sport ou encore au sein de la presse spécialisée. Mais pas au sein de l’industrie elle-même, qui a su étouffer les rares voix ouvertement accusatrices. A l’image du studio américain Naughty Dog, qui, le 15 octobre, a publié une déclaration laconique pour nier les allégations d’un ancien employé, David Ballard, qui accusait l’un de ses deux anciens supérieurs de harcèlement, sans annoncer d’enquête interne.
« Faire des vagues, c’est dangereux »
Libérer la parole, c’est la gageure de ce secteur écrasé sous le poids des grands groupes et de leur culture « corporate ». Plusieurs professionnels, contactés à titre individuel, reconnaissent avoir fait remonter les questions du Monde à leur hiérarchie. « Il y a des comportements d’employés qui vont de l’autocensure à l’omerta. Faire des vagues, c’est dangereux, a fortiori pour les femmes qui sont peu nombreuses dans l’industrie et isolées », explique avec dépit Vincent Cambedouzou, du jeune Syndicat des travailleurs du jeu vidéo (STJV).
Même des membres d’associations militantes sont tenus par des accords de confidentialité leur interdisant d’évoquer leur employeur. « C’est propre à cette industrie, cette omerta, ces accords de confidentialité, ces devoirs de réserve… On ne sait plus ce que l’on a le droit de dire », soupire Saïda Mirzoeva, du Rassemblement inclusif du jeu vidéo (RIJV).
D’autant que, très loin de ceux des industries stars, les salaires dans ce milieu sont bas, notamment en France, et les postes, rares, comme le rappelle Pia Jacqmart, scénariste dans le studio francilien Cyanide :
« Dans le cinéma, les femmes qui ont témoigné ont une situation privilégiée ou n’ont plus rien à perdre, or le jeu vidéo est un milieu ultra-précaire. Déjà qu’il y a peu de filles, mais en plus il n’y a pas de matelas financier… »
Sexisme ambiant dans les studios
En France, selon le SNJV, l’industrie emploie environ 5 000 personnes, dont 85 % d’hommes, une proportion qui grimpe dans les métiers liés à la programmation.
L’atmosphère y oscille entre la culture geek bon enfant et un humour de vestiaire lourdaud, proche de celui qui est observé par exemple dans les murs de l’Ecole d’informatique 42. A en croire les témoignages rapportés au Monde, nombre de femmes, notamment dans les studios de création, font face à une culture sexiste, voire misogyne.
Toutes les entreprises ne sont pas concernées. « Les femmes sont plutôt protégées, traitées avec égard, et respectées pour leurs qualités de coordinatrices. En vingt ans, je n’ai connu qu’un seul goujat, mais j’ai peut-être eu de la chance », nuance ainsi Carole Faure, ancienne responsable studio, soucieuse de ne pas décourager les nouvelles entrantes.
Pour d’autres, le constat est accablant. Même dans des studios qui se veulent progressistes, remarques sexistes, fonds d’écran érotiques ou encore fichiers pornographiques échangés par e-mail donnent le ton d’un milieu dans lequel les femmes ont peu leur place. Cela va parfois jusqu’aux photomontages publics dégradants. Comme ce montage qui qualifie une salariée de « pute », envoyé à toute l’entreprise.
Pour Miryam Houali, codéveloppeuse du jeu A Normal Lost Phone, ce climat participe d’un cercle vicieux :
« Beaucoup de femmes finissent par partir parce qu’elles ne se sentent pas les bienvenues. Pour certaines, c’est justement à cause du sexisme et, parfois, du harcèlement qu’elles subissent. »
C’est le cas de Julie Fétis, qui a quitté le secteur à la fin des années 2000 à la suite des indélicatesses d’un collègue éconduit. Surnommée par ce dernier « salope frigide », elle a été ostracisée par le groupe de testeurs au sein duquel elle travaillait, essuyant des plaisanteries misogynes appuyées. Son contrat n’avait pas été renouvelé. « Dès l’instant que vous refusez des avances, vous pouvez tomber sur des gens qui oublient tout professionnalisme et font tout pour vous pourrir », regrette-t-elle. Joint par Le Monde, son employeur dit ne pas avoir été mis au courant.
Blagues sur le viol
En 2013, une scène du jeu vidéo « Tomb Raider » ressemblant à une tentative de viol avait été à l’origine d’une remise en question de la vision machiste du secteur. / Square Enix
A défaut de libérer la parole des victimes, les témoignages sur #balancetonporc et #metoo ont au moins sensibilisé une partie des professionnels masculins au problème. « Deux collègues m’ont envoyé des messages pour s’excuser [du comportement des hommes]. Cela m’a redonné espoir », sourit Sandra Duval, conceptrice narratrice au sein du studio Arkane, à Lyon. Mais l’ampleur de la prise de conscience reste limitée. « Peut-être que l’affaire Weinstein va changer quelque chose, faire bouger les mentalités, veut espérer Jehanne Rousseau, fondatrice du studio parisien Spiders, mais cela reste encore à prouver ».
Vendredi 19 octobre, dans un billet de blog, qui a été supprimé depuis, le directeur de la société Ankama se décrivait « frémissant d’excitation comme une actrice débutante se présentant devant Harvey Weinstein » à propos d’un film, puis écrivait se sentir moins gêné par les harceleurs que par les journalistes. « Une connerie », regrettera-t-il au téléphone, mais tellement représentative d’un monde où le viol reste sujet à plaisanterie.
Dans l’une des écoles de jeu vidéo les plus prestigieuses, des étudiants ont dessiné la princesse Peach, évanouie et jupe relevée, portée à l’épaule par un Mario au regard lubrique. Dans une start-up du jeu vidéo, les développeurs se sont filmés en train de toucher les parties intimes d’un personnage en réalité virtuelle, devant une employée effarée. Sandra Duval le déplore :
« Ils ne se sentent pas concernés par la thématique du viol. Souvent, ils ne se rendent pas compte que la femme s’identifie à la victime. »
Une désinvolture d’autant plus cruelle qu’en parallèle plusieurs femmes contactées par Le Monde ont été découragées par leur hiérarchie de porter plainte pour des cas de harcèlement sexuel survenus dans leur entreprise. Selon Miryam Houali :
« Les gens du milieu soit tombent des nues, soit sont dans le déni total. »
Abus de pouvoir
Le harcèlement sexuel caractérisé existe pourtant aussi dans le jeu vidéo. A en croire les femmes interrogées, il provient le plus souvent des cadres et dirigeants, aussi bien du côté de la création que de celui de l’édition.
Aux Etats-Unis, un PDG, Mike Wilson, cofondateur de l’éditeur américain Devolver et de la société Good Shepherd, est l’un des rares à avoir fait son mea culpa :
« Bien que je n’aie jamais forcé quiconque physiquement ou d’aucune autre manière, je me suis délecté autant de fois que je pouvais de l’attraction artificielle dont bénéficient les hommes en position de pouvoir, reconnaît-il sur le hashtag #metoo […]. J’ai franchi la ligne du professionnel et du personnel régulièrement. »
En France, selon les témoignages recueillis sous le couvert de l’anonymat par Le Monde, c’est un ponte de l’industrie qui invite une employée sur ses genoux et l’embrasse de force. Un membre d’une instance de représentation qui égare sa main sur la cuisse de sa voisine lors d’une soirée professionnelle. Un patron de studio qui s’enferme dans un bureau sans fenêtre avec une stagiaire, contre son gré. Un autre qui fait des avances à une salariée en plein rendez-vous préalable à son licenciement…
Ces abus de pouvoir peuvent aussi s’exercer entre éditeurs, qui détiennent l’argent, et salariées des studios, qui conçoivent les jeux avec des financements erratiques. « Des gens de pouvoir chez les éditeurs qui ont voulu monnayer leur influence contre des faveurs sexuelles, ou juste des gestes déplacés, des tentatives d’attouchements, des baisers forcés, j’en ai vu plusieurs fois, c’est une réalité », atteste Jehanne Rousseau. Des « porcs sans vergogne », dont plusieurs selon elle ont quitté le secteur du jeu vidéo. Une autre évoque « des Weinstein en puissance ». A chaque fois, des cas passés sous silence, par peur des conséquences.