Bien loin du Nigeria, deux chercheurs viennent de résoudre l’une de ces énigmes qui hantent la vie des habitants du delta du Niger, effrayés par les nombreux décès de nouveau-nés. Roland Hodler, 42 ans, ne s’est jamais rendu dans les criques et villages du sud du pays, une région souillée par les déversements du pétrole qu’exploitent des multinationales.

A plus de 6 500 km de là, dans son laboratoire du département d’économie de l’université de Saint-Gall, en Suisse, ce scientifique manie depuis trois ans des statistiques du gouvernement nigérian sur la natalité et les milliers de fuites de pétrole géolocalisées. Et, pour la première fois, l’étude qu’il vient de coréaliser pour le compte du Center for Economic Studies de Munich (CESifo) met un terme aux conjectures sur la corrélation entre les déversements de pétrole dans la nature et la mortalité infantile.

Selon les conclusions de cette recherche, l’exposition des adultes aux fuites de pétrole jusqu’à cinq années avant la conception d’un enfant augmente considérablement le risque de voir le nouveau-né mourir durant ses vingt-huit premiers jours de vie. Et ce, au point de doubler le taux de mortalité néonatale pour le porter à 76 morts pour 1 000 naissances, voire davantage dans des zones de forte proximité avec la source de la fuite.

Une étude de santé portant sur 23 000 mères

« On ne s’attendait pas à des résultats aussi élevés, même cinq ans après une fuite de pétrole. Et à l’échelle du Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique, les conséquences sont impressionnantes », constate Roland Hodler. Pendant l’année 2012, il y eut 5,3 millions de naissances dans le pays et près de 8 % ont eu lieu dans un périmètre de 10 km autour de la source d’une fuite d’hydrocarbures.

L’étude estime que la contamination au pétrole pourrait avoir provoqué la mort de 16 000 nourrissons au cours de leur premier mois de vie cette année-là. Elle suggère également que 70 % d’entre eux auraient pu survivre au moins un an sans les fuites d’hydrocarbures. « C’est dramatique, s’insurge le scientifique. D’autant que c’est en partie causé par des multinationales qui ne se comportent pas de la même façon au Nigeria qu’en Norvège. »

Le travail des deux chercheurs repose notamment sur les données géolocalisées de plus de 6 000 fuites de pétrole recensées par le gouvernement nigérian entre 2005 et 2015. A cela s’ajoutent les résultats des enquêtes de santé réalisées par les autorités locales auprès de 23 364 mères, dont 2 744 vivent à moins de 10 km d’une zone polluée.

Ce chiffre de « 16 000 » nourrissons morts en 2012 peut très probablement s’appliquer aux années précédentes et suivantes, envisagent les chercheurs. « Si rien n’est fait au niveau des sociétés pétrolières et, surtout, du gouvernement, rien ne changera et cette mortalité de nouveau-nés perdurera, voire s’aggravera », juge Roland Hodler.

« Cette étude choquante pose de sérieuses questions sur le comportement des multinationales pétrolières qui n’ont rien fait pour mesurer les conséquences de leur activité sur la santé des habitants du delta du Niger, souligne Audrey Gaughran, directrice chargée des questions internationales à Amnesty International. Le gouvernement nigérian devrait établir un système indépendant de surveillance pour pouvoir alerter les habitants des risques sanitaires et tenir les entreprises responsables des ravages causés par leur activité. »

Programme de dépollution

Le chef d’Etat nigérian, Muhammadu Buhari, a présenté le 7 novembre un budget 2018 en hausse de 16 %, dont la partie allouée au delta du Niger a été multipliée par deux. Il est aussi revenu sur le projet de nettoyage de la région de l’Ogoni, un territoire de 1 000 km2 situé dans l’Etat de Rivers, dont les habitants furent les premiers à protester pacifiquement contre les géants du pétrole et à déposer plainte, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, avec l’aide d’organisations non gouvernementales (ONG). Certaines parmi ces dernières se sont ainsi tournées vers le chercheur, Roland Hodler, pour démontrer les conséquences des fuites sur la santé des villageois qui réclament pour certains des millions de dollars de dédommagements.

En attendant, les pétroliers ont déjà payé un milliard de dollars (853 millions d’euros) à l’Etat nigérian pour financer dans l’Ogoni, ce qui pourrait devenir le plus vaste programme de dépollution au monde. Un chantier colossal qui devrait durer trente ans, selon les Nations unies, mais peine à démarrer. « Durant cette année, nous avons recruté huit sociétés internationales et locales proposant différentes technologies, a déclaré le président Buhari lors de sa présentation du budget. Nous avons pris des dispositions pour que des coûts de surveillance et de gouvernance soient pris en compte dans le budget 2018 afin d’assurer une mise en œuvre efficace [du programme]. »

Ces nouvelles promesses laissent sceptiques les habitants de l’Ogoni. D’autant que la situation politico-sécuritaire dans la région reste très fragile. Une sorte de trêve avait été décrétée en début d’année par des groupes armés prêts à négocier un nouveau programme d’amnistie avec l’Etat central. Ce dernier tire 70 % de ses revenus de l’or noir, en grande partie exploitée dans le delta du Niger, mais les attaques à répétition ont fait chuter la production à près d’un million de barils par jour en 2016 contre 2,2 millions de barils en moyenne en temps normal.

« Nous pouvons vous assurer que chaque installation pétrolière dans notre région ressentira la chaleur de la colère », a déclaré le 3 novembre sur son site Internet le groupe récemment constitué des Vengeurs du delta du Niger. Celui-ci menace notamment de concentrer ses attaques sur le champ offshore Egina de Total, dont la production, estimée à 200 000 barils par jour, est censée démarrer en 2018.

Le delta du Niger sacrifié pour des pétrodollars