« Le paysan noir est la vraie victime de l’histoire tourmentée du Zimbabwe »
« Le paysan noir est la vraie victime de l’histoire tourmentée du Zimbabwe »
Propos recueillis par Gladys Marivat (contributrice Le Monde Afrique)
L’écrivain Alexander Lester, auteur du « Pays des hommes blessés », dénonce le cynisme qui prévaut au sein du parti de Robert Mugabe, démissionnaire du pouvoir.
Après trente-sept ans au pouvoir, Robert Mugabe a été forcé à la démission, mardi. Son ancien vice-président, Emmerson Mnangagwa, lui a succédé vendredi 24 novembre, suscitant un nouvel espoir chez les Zimbabwéens.
Mais, en 1980, c’est bien le marxiste Mugabe que les habitants célébraient en tant que libérateur du pays. Fondateur de l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (ZANU-PF) et chef d’une guérilla nationaliste noire, Mugabe a lutté pendant la guerre du Bush (1972-1979) contre la Rhodésie d’Ian Smith. Il en est sorti vainqueur et l’ex-colonie britannique, devenue indépendante en 1965 mais restée aux mains des Blancs, a disparu au profit du Zimbabwe.
Publié en septembre, Le Pays des hommes blessés, d’Alexander Lester (Denoël), raconte cette histoire. Né à Londres en 1967, l’auteur a grandi en Rhodésie et a été témoin de cette guerre. Dans les années 1990, juste avant que Mugabe confisque les terres détenues par les fermiers blancs, il a quitté le pays pour le Royaume-Uni. Son roman raconte cette période du point de vue d’une famille de fermiers blancs et de leurs ouvriers noirs, divisés par la guerre du Bush. Alors que le père et le fils aîné décident de défendre leurs champs de tabac, le cadet refuse de « mourir pour une terre volée ».
Parce qu’il décrit les mentalités de l’époque sans filtre, le roman est souvent insoutenable. Il n’en reste pas moins un ouvrage très documenté sur ce pays colonisé par Cecil Rhodes en 1890 au prix d’une guerre sanglante et qui deviendra au XXe siècle « un immense country club de 372 000 km2 » consacré au seul enrichissement des Blancs. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?
Alexander Lester J’ai écrit les premiers chapitres il y a vingt ans après avoir visité la ferme d’un ami. Son amour manifeste pour ses hectares et ses séchoirs à tabac bien entretenus m’a ému. Il semblait faire autant partie du pays que les champs, la maison, le réservoir d’eau et le troupeau. Quand il a été expulsé de sa ferme, en 2000, il a été torturé et battu. Il a fini par monter une ferme en Australie. Cet effroyable gâchis de compétences irremplaçables lui a laissé un arrière-goût amer.
Vous montrez les divisions au sein d’une famille de fermiers blancs qui, à l’exception du fils cadet, accepte l’idéologie patriotique du gouvernement d’Ian Smith. Comment avez-vous trouvé le bon ton ?
J’ai dû m’y prendre à plusieurs reprises pour rendre le livre « juste ». J’ai contourné les vérités les plus dérangeantes du régime d’Ian Smith et c’est seulement quand je me suis senti prêt à les aborder frontalement, le racisme en particulier, que les pages ont commencé à correspondre à ce que je voulais. Aussi, je me suis efforcé de conserver un équilibre ou, du moins, j’ai tenté de présenter les croyances et les comportements, aussi répugnants qu’ils soient pour les lecteurs d’aujourd’hui, sans fard.
Ce sont des problèmes complexes, ce qui explique pourquoi j’ai mis vingt ans à écrire ce roman. Un exemple concret : ma belle-mère, un être humain aimant et respectable, qui parle couramment français, une authentique amoureuse des livres, est de la vieille école qui pense que la Rhodésie était légitime. Elle a refusé de reconnaître l’existence de mon roman et nous n’en avons pas parlé, parce que mon livre suggère que la Rhodésie est une injustice.
Son ex-mari, mort du cancer il y a longtemps, était un Selous Scout. C’était une unité de forces spéciales multiraciale très efficace et meurtrière. Il était émotionnellement mutilé par la guerre qu’il avait menée. Je l’ai peu connu, il n’était pas facile à approcher, mais je peux dire avec une absolue conviction qu’il n’était pas raciste et qu’il traitait ses camarades noirs avec une grande considération. C’est à lui que je fais référence dans la dédicace de mon livre : « A ma femme, Tanya, fille d’un homme blessé ».
La situation en Rhodésie était complexe et tragique. Ç’a été un livre difficile à écrire, mais j’en aime chaque page aujourd’hui. C’est en quelque sorte mon hommage à une époque perdue et ma prière pour un meilleur avenir.
A partir de quelle matière avez-vous travaillé ?
Beaucoup d’expériences personnelles, d’entretiens avec d’anciens soldats et une bonne quantité de biographies. J’étais bien trop jeune à l’époque pour me battre.
Vous avez vécu l’effondrement du système raciste sur lequel reposait la Rhodésie. De quoi avez-vous été témoin ?
Quand la guerre du Bush s’est terminée, en 1979, la population blanche était bien plus nombreuse qu’aujourd’hui. Les gens étaient soulagés parce que la guerre était finie, mais aussi incrédules à l’idée que notre dirigeant allait être l’Antéchrist en personne : le terroriste marxiste Robert Gabriel Mugabe. Mais le sentiment qui dominait, c’était l’acceptation et un désir très humain de vivre en paix, tout simplement.
Les anciens soldats et fermiers blancs que vous avez rencontrés sont-ils toujours attachés à la Rhodésie blanche ?
Le sentiment qui domine parmi les Blancs qui ont quitté le Zimbabwe – et nous sommes éparpillés aux quatre coins de la planète –, c’est la résignation. Pour tous, à l’exception d’une infime minorité – en général ceux qui sont partis avant la création du Zimbabwe et qui sont toujours englués dans une crise d’identité rhodésienne –, le spectre de la Rhodésie est une silhouette dans l’ombre, consignée dans le passé. Les gens ne culpabilisent pas et ne cherchent pas à savoir si les choses auraient pu se passer autrement. La plupart d’entre eux auraient autrefois proclamé avec fierté qu’ils étaient Zimbabwéens.
Comment vit-on avec ce passé aujourd’hui au Zimbabwe ?
Pour les Zimbabwéens « ordinaires » – et je ne sais pas trop ce que ça veut dire –, la Rhodésie et la guerre sont loin derrière eux. Ils sont contents de s’entendre quelle que soit leur couleur de peau – en gardant à l’esprit qu’il y a plus d’éléphants au Zimbabwe aujourd’hui que de Blancs.
La violence qui règne dans le pays depuis ces trente-sept dernières années incombe à la ZANU-PF. Sa haine des Blancs, y compris des gouvernements occidentaux, est réelle. Madison, l’un de mes personnages, est de cette trempe-là : un de ces combattants marxistes violents qui continuent de parler de guerre de libération pour se justifier et se réjouissent de pouvoir combiner cette lutte avec un peu d’enrichissement personnel, quand l’occasion se présente. Chaque conflit entre Blancs et Noirs a été créé de toutes pièces et avec cynisme par la ZANU-PF à des fins politiques.
L’exemple le plus extrême de cela, c’est ce qui s’est produit après l’échec du référendum organisé par Mugabe en 1999. Le président avait réalisé que la base de son pouvoir lui échappait, alors il avait ordonné la confiscation des terres détenues par les fermiers blancs, une tragédie, qui a fait basculer une nation déjà vacillante dans une apocalypse politique et économique. Mugabe et la ZANU-PF ont pris les terres pour eux-mêmes et leurs soutiens [sans les cultiver]. Donc finalement, bien qu’il soit vrai qu’aujourd’hui toute la terre au Zimbabwe appartient à des Noirs, le paysan noir a très peu bénéficié de cette « redistribution ». Il est la vraie victime de l’histoire tourmentée du pays.
Malgré la volonté désespérée des Zimbabwéens d’aller de l’avant, une triste vérité demeure : l’incapacité des Rhodésiens à évoluer a en partie engendré l’échec du Zimbabwe. La question des terres n’a jamais été résolue. Ni par Ian Smith, ni par Mugabe. Si cela avait été fait rationnellement, avec des fermiers professionnels encouragés à défricher de nouveaux territoires, à construire plus de réservoirs et à réinstaller des paysans sur leurs terres, qui sait où en serait le Zimbabwe aujourd’hui ?
Le Pays des hommes blessés (When All The Men Are Wounded), d’Alexander Lester, traduit de l’anglais (Zimbabwe) par Vincent Raynaud, Denoël, 496 pages, 22, 90 euros.