Au parler de Yoda dans « Star Wars », ces langues ressemblent
Au parler de Yoda dans « Star Wars », ces langues ressemblent
Par William Audureau
Le maître Jedi de Luke Skywalker s’est rendu célèbre pour l’ordre particulier des mots dans ses phrases. Un système objet-sujet-verbe qui correspond à moins de 1 % des langues parlées.
La marionnette originale de Yoda dans « Star Wars », photographiée en 2016 lors de l’exposition « Star Wars Identities », à Londres. / DYLAN MARTINEZ/REUTERS
« Beaucoup encore, il te reste à apprendre », prévient maître Yoda, s’adressant au Comte Dooku, dans Star Wars : épisode II. L’Attaque des clones (2002). Une des nombreuses répliques cultes de ce petit personnage vert conçu il y a trente-sept ans, et resté célèbre pour l’ordonnancement fantaisiste des mots dans ses phrases.
A l’image de « Le côté obscur de la Force, redouter tu dois » ; « Bonnes relations avec les Wookies, j’entretiens » ; ou encore « Ta confiance en ton apprenti, un peu trop grande me paraît », toutes ou presque reposent sur une construction grammaticale rare, l’ordre objet-sujet-verbe, ou OSV. Selon un décompte de 402 langues par le linguiste Russell Tomlin dans son ouvrage Basic word order : functional principles (1987), elle ne concerne même pas 1 % des langues dans le monde.
La catégorie de langues la plus rare
Dans la majorité des cas, les locuteurs humains débutent leur phrase par le sujet, poursuivent par l’objet puis le verbe (ordre SOV). C’est le modèle le chat - la souris - attrape, commun à l’allemand, au latin ou encore au japonais. Selon l’atlas mondial en ligne des structures de langues (WALS), 565 langues, soit environ 45 %, fonctionnent ainsi.
L’autre ordre le plus commun est celui qui fait succéder au sujet le verbe puis l’objet (SVO), sur le modèle le chat - attrape - la souris, comme en français, mais aussi en anglais ou en mandarin. 488 langues fonctionnent ainsi.
Et puis il y a les langues « à la Yoda », ou OSV, dans lesquelles la souris - le chat - attrape. Le WALS en liste quatre : le warao au Venezuela, le tobati en Papouasie, le ngathana en Australie et le nadëb au Brésil. Jean-Pierre Minaudier, historien et linguiste amateur, auteur de Poésie du gérondif, vagabondages linguistiques d’un passionné de peuples et de mots (Le Tripode), en référence, quant à lui, trois : le warao et le tobati, mais aussi le dyirbal en Australie – la classification de certaines fait l’objet de débats.
Exemples ? En tobati, illustre Jean-Pierre Minaudier, la phrase « Le cochon a vu le chien » se dit Honyo foro romi, le premier mot signifiant « chien » et le deuxième « cochon ». Le linguiste américain Jason Mattausch donne pour le nadëb l’exemple de la phrase « L’enfant voit le jaguar », qui se dit awad kalapéé hapuh, soit mot à mot, jaguar-enfant-voit. « Si on voulait imaginer une langue construite qui serait celle de Yoda, le warao et le dyirbal serait une bonne base de travail », explique-t-il au Monde.
Liens entre science-fiction et linguistique
La science-fiction et le fantastique entretiennent parfois des liens étroits avec l’étude des langues. « Derrière chaque langue construite, il y a plein de références employées, à la manière des chimères de Borgès, imaginés à partir d’animaux réels », rappelle Jean-Pierre Minaudier. Dans Games of Thrones, la langue fictive du dothraki a été construite à partir du russe, de l’arabe et du mongole. Celle des Na’vi, dans Avatar, s’inspire du maya et de l’arabe.
En 2016, le film de science-fiction Premier contact, de Denis Villeneuve, faisait même tourner toute son intrigue, la découverte de la langue et de l’écriture d’une civilisation extraterrestre, autour de l’hypothèse Sapir-Wholf, selon laquelle la compréhension du monde est prédéfinie par la langue que l’on parle, en s’appuyant notamment sur l’idée – contestée – que la langue amérindienne hopi serait incapable d’exprimer la temporalité.
Si le parler de Yoda était une langue, elle serait l’une des plus atypiques de la planète – si, car comme le souligne Jean-Pierre Minaudier, le parler de maître Yoda n’est en vérité qu’un style, une tournure particulière de l’anglais (et du français en VF). « Il s’agit de marquer un ordre qui est particulier par rapport à l’anglais, alors que dans les langues OSV, il s’agit de l’ordre normal. »
Badaboum, le premier universel de Greenberg
Ces langues OSV si atypiques ne sont pas qu’une coquetterie de férus d’exotisme : leur « découverte » à partir des années 1970 a remis en question la première règle universelle du linguiste américain Greenberg, qui énonçait en 1963 que « dans les phrases déclaratives avec un sujet nominal et un objet, l’ordre dominant est toujours celui dans lequel le sujet précède l’objet ».
Une thèse tenue longtemps non seulement comme acquise mais comme fondatrice du postulat d’un caractère universel des langues. « L’explication la plus commune au premier universel de Greenberg repose sur l’hypothèse que l’ordre de base des mots est inné et uniforme dans toutes les langues », observe l’américain Jason Mattausch dans une étude statistique de celui-ci, sans parvenir à expliquer l’apparition ni même l’existence de contre-exemples.
Le warao était lui-même considéré jusqu’en 1985 comme une langue SOV, avant qu’il ne change de classification suite à un article du linguiste Andres Romero-Figeroa, intitulé OSV as the basic order in Warao.
Aujourd’hui, l’existence de cet ordre ultraminoritaire est communément admise, à défaut d’être expliqué. Il n’est pas non plus associé à une quelconque originalité dans la manière de percevoir le monde – Force ou pas Force. « Le fait que tous les ordres soient possibles montre que c’est une manière neutre d’énoncer la réalité. Rien ne dit que ce qui est en tête de la phrase est le plus important », rappelle Jean-Pierre Minaudier, qui souligne qu’en basque, le mot le plus important de la phrase arrive juste avant le verbe. Pas la seule exception, Yoda n’est.