« Vazante », le film qui ravive les plaies de l’esclavage au Brésil
« Vazante », le film qui ravive les plaies de l’esclavage au Brésil
M le magazine du Monde
En filmant la traite des Noirs de façon esthétisante, la réalisatrice Daniela Thomas s’est attirée les foudres de certains critiques dans son pays.
Depuis sa sortie en salle le 9 novembre, « Vazante » fait polémique au Brésil à cause de sa vision édulcorée de l’esclavage. / Ricardo Teles
La caméra s’attarde de longues minutes sur le regard perdu de Beatriz, une fillette de 12 ans, mariée, ou plutôt cédée par sa famille, à un fazendeiro (propriétaire terrien) quadragénaire, avant même sa puberté. Nous sommes dans le Brésil esclavagiste du début du XIXe siècle, dans l’État du Minas Gerais, à une époque où l’or se tarit. C’est de cette « banalité du mal » au sein d’« une société pervertie par la violence de l’esclavage » et par l’oppression des femmes que la réalisatrice Daniela Thomas a voulu témoigner dans son film Vazante, sur les écrans brésiliens depuis le 9 novembre. Et qui suscite de nombreux débats depuis sa sortie en salle. Car Beatriz, l’héroïne, est blanche. Et la communauté noire et métisse ne pardonne pas à la cinéaste de ne pas s’être intéressée à un personnage d’esclave.
Après un accueil dithyrambique au Festival de Berlin en février dernier où le film a fait l’ouverture de la section Panorama, Vazante (littéralement « marée descendante ») a provoqué une controverse au Festival de Brasília, sept mois plus tard. Au cours des discussions qui ont suivi la projection, Daniela Thomas a été accusée d’avoir, une fois de plus, décrit l’une des périodes les plus sombres de l’histoire du pays à travers le prisme des Blancs.
Les stigmates de l’esclavage
Le long-métrage, filmé en noir et blanc de manière esthétisante, montre les chaînes, les coups de fouet, l’humiliation, l’exploitation sexuelle d’esclaves réduits au rang de sous-hommes. Mais, aux yeux des critiques, tel Juliano Gomes, de la revue “Cinética”, les esclaves sont représentés comme des pions anonymes, des éléments de décor, passifs, sans identité ni histoire. « Le problème est que Daniela adopte un modèle obsolète pour raconter un épisode central de l’histoire du pays. Les artistes brésiliens doivent évoluer vers une interprétation plus complexe des Noirs », a-t-il argué après la projection, soutenu par les militants de la cause noire.
Vazante - Official U.S. Trailer - HD
Durée : 01:36
Images :
Music Box Films
Blessée, la cinéaste s’est défendue d’avoir voulu réaliser un film politique. « Vazante me représente. C’est ma vision du monde et des horreurs qu’il nous a faites, à nous, Brésiliens de toutes les couleurs, et qui cause encore des douleurs, comme on peut le constater », a-t-elle répondu dans une tribune à la revue Piauí, rappelant l’idée selon laquelle les coupables ne sont pas seulement des hommes mais un système entier. Un plaidoyer inaudible dans un pays où quelque 4 millions d’esclaves noirs ont été débarqués d’Afrique entre 1530 et 1888 et où cette barbarie laisse des stigmates encore visibles aujourd’hui.
Longtemps baigné par le mythe du « racisme cordial », le Brésil ne peut plus fermer les yeux sur la violence quotidienne faite à une communauté directement descendante des esclaves. Majoritaires, les Noirs et métis composent 54 % de la population mais sont sous-représentés dans les classes aisées et surreprésentés dans les emplois de domestiques ou de vendeurs ambulants. Plus accablant encore, selon le Forum brésilien de sécurité publique, sur 100 victimes de tirs de policiers, 76 sont des Noirs.
« Les Noirs ne peuvent plus être dépeints comme une masse indéfinie. Un Noir est un homme qui souffre et qui réagit », s’emporte Elisa Larkin Nascimento, directrice de l’Institut de recherches et d’études afro-brésiliennes (Ipeafro), lassée de voir des personnalités comme Daniela Thomas qui, malgré de bonnes intentions, perpétuent l’idée d’une communauté invisible et soumise, alors que les historiens ont prouvé l’existence d’esclaves héroïques et résistants.
« Le sujet de l’esclavage au Brésil est un thème délicat à aborder. C’est un sujet chargé, constitutif de l’histoire de la majeure partie de la population et ceux qui en parlent sont souvent ignorants. Quel qu’aurait été le film, il aurait donné lieu à des commentaires exaltés », analyse Luiz Felipe de Alencastro. Mais l’historien perçoit dans cette polémique une évolution positive : les Noirs au Brésil prennent désormais la parole. « Il va falloir s’y habituer », assure-t-il.