TV – « Lost in Translation »
TV - « Lost in Translation »
Par Jacques Mandelbaum
Notre choix du soir. Un quinquagénaire sur le déclin et une jeune femme mélancolique redécouvrent le sel de la vie dans l’anonymat d’un grand hôtel de Tokyo (sur Chérie 25 à 20 h 55).
Lost In Translation - Bande Annonce
Durée : 02:03
Bob (Bill Murray), acteur quinquagénaire sur le déclin, venu tourner à Tokyo une publicité pour une marque de whisky japonais, se prête sans mauvaise grâce, mais avec lassitude, aux devoirs qui lui incombent. Entre deux obligations, il traîne au bar, regarde pétrifié d’ennui la télévision dans sa chambre, reçoit des fax de sa femme qui lui demande de choisir la couleur de leur nouvelle moquette, ou est assailli de manière impromptue par une prostituée déchaînée, mandatée par la production.
Quelque part dans le même hôtel, Charlotte (Scarlett Johansson), censée accompagner son mari, un évanescent photographe de mode, passe son temps à ne plus l’attendre, et se morfond devant la vue panoramique de sa chambre, quand elle ne va pas se purger de son désarroi au bar de l’hôtel.
Planche de salut existentiel
Fatalement, c’est là, entre deux insomnies, que nos deux oiseaux de nuit se rencontrent, en quête de l’apaisante griserie que procure l’alcool. Ils n’ont, à strictement parler, rien à voir l’un avec l’autre. Il est presque vieux, marié de longue date, regarde la vie sans envie, décline inexorablement. Elle est jeune, blonde, fraîche et jolie, vient de se marier, mène des études de philosophie et regarde la vie comme si celle-ci l’avait prise par surprise. Sans doute ont-ils en partage leur désarroi, et plus encore le fait de se trouver, seuls, loin de chez eux, en situation de décalage horaire, perdus dans un univers de signes indéchiffrables.
La mise en scène de Sofia Coppola, tapissage sensoriel de lumière tamisée, de musique planante et de calfeutrage nocturne, restitue opportunément ce déphasage spatio-temporel des personnages, qui les pousse irrésistiblement à trouver en l’autre une planche de salut existentiel.
A cet égard, Tokyo constitue moins une réalité destinée à égarer ou à éclairer les protagonistes qu’une sorte de plate-forme du transit international qui les enferme, au contraire, dans une insidieuse familiarité avec leur propre univers. Soit un monde de plus en plus indifférencié, en proie à l’arasement des cultures, à l’émoussement high-tech de la sensibilité, à l’annihilation par le marketing planétaire de toute rencontre un tant soit peu incarnée.
Bill Murray et Scartlett Johannson / Pathé distribution
En dépit du fossé de la langue qui les isole de la société environnante, Bob et Charlotte se retrouvent à Tokyo comme à la maison, en mal de cette aspérité proprement humaine qui est le grain de sable de la grande normalisation mercantile des désirs.
Malgré les apparences, rien n’aura donc été « perdu à la traduction », puisque dans ce monde-ci, ou tout au moins dans cette partie du monde qui passe par New York et Tokyo, rien ne se perd mais tout se vend, rien ne se donne mais tout s’achète. Le plan qui le suggère avec le plus de netteté est celui où Bob voit soudain son image s’inscrire sur une affiche géante d’une avenue de Tokyo. C’est la nature très particulière de ce vertige, en vertu duquel l’homme devient à lui-même et en plus grand que nature sa propre marchandise, qui confère à la relation entre les deux protagonistes sa valeur émotionnelle.
La drôlerie et l’élégance de la mise en scène, cette touche singulière qui permet de suggérer un maximum de choses en un minimum de mots, cette prédilection pour un pastel esthétique qui relèverait de l’effet de mode si elle n’ouvrait sur un abîme de désarroi, tout cela fait de Sofia Coppola une cinéaste à part entière, c’est-à-dire quelqu’un qui sait faire corps avec son temps.
Lost in Translation, de Sofia Coppola. Avec Scarlett Johansson, Bill Murray (EU-Jap., 2003, 120 min).