« Belinda » : la vie comme dans un grand huit
« Belinda » : la vie comme dans un grand huit
Par Jacques Mandelbaum
Ce film inclassable de Marie Dumora sur une famille miraculée recèle de grands moments de cinéma.
Belinda et Thierry dans « Belinda », de Marie Dumora. / NEW STORY
Voici vingt ans que Marie Dumora tourne à l’Est, entre Alsace et Lorraine. Colmar, Mulhouse, Forbach, par là. Elle filme des enfants, des Manouches, des Yéniches, des ferrailleurs, des êtres en déshérence, marginalisés, mais ô combien vivants. D’un film à l’autre, des personnages reviennent et se croisent, entraînent souvent le désir du tournage suivant, tout un système d’échos se construit, y compris à des années de distance. On ne connaît pas très bien cette œuvre, qui tourne plus souvent dans les festivals qu’elle n’est distribuée en salles. C’est dommage, se dit-on, en découvrant Belinda.
Sacré morceau que ce brin de fille, d’une famille yéniche sédentarisée, qui se jette tête la première dans le mur de la vie pour y trouver quelque chose qui s’apparenterait, denrée plutôt rare pour elle, au bonheur. Déjà filmée à plusieurs reprises par la réalisatrice, qui avait consacré un film à sa sœur Sabrina (Je voudrais aimer personne, sorti en salles en 2008), Belinda apparaît ici à trois âges. 9, 15 et 23 ans.
A 9 ans, dans le foyer où elles sont placées, on la sépare de sa sœur, et c’est atroce. Image cristallisée des deux fillettes main dans la main, yeux dans les yeux, collées serrées, qui ne peuvent compter que sur elles-mêmes face à un abandon qui n’est qu’à peine décrit mais qu’on ressent violemment. A 15 ans, c’est une autre paire de manches. Fumette dans la cage d’escalier, corps massif et grande gueule, abordant à pas comptés le monde du travail. Une gueule, un accent, une prestance formidable. La situation familiale, qu’on pressentait compliquée, se détache avec plus de clarté. Mère et père séparés, la première au chômage, le second ex-taulard, environnés d’une famille nombreuse cultivant la débrouille et l’expression hautes en couleur.
A 23 berges, Belinda, sourire lumineux et front renfrogné, entre soleil et tempête, intense comme la braise, prend son destin en main. Elle vise le mariage avec son gars Thierry, qui voit venir sans un mot de trop, tandis qu’elle s’occupe de sa robe, navigue entre sa mère et son père, compte les sous pour la noce. Avec Thierry, elle lit le contrat de mariage, insiste sur le chapitre « respect, fidélité, amour », sans quoi ce n’est même pas la peine d’y aller, tandis que lui, grand pudique, se marre doucement. C’est assez plaisant de les voir baguenauder à la fête foraine, où ils s’offrent royalement quelques séances de tir. Elle pomponnée en tee-shirt Guess USA noir, le chignon fait, lui tranquille en blouson, ils rêvent pour pas cher, emportés dans la nuit multicolore zébrée de rose, de vert et de bleu, striée par les harangues, les wizz et les shows de breakdance.
Formidable marée d’amour
Et puis, patatrac, l’ellipse cruelle avec un drame dedans, Frantz, le père de Belinda, qui nous apprend qu’elle « a fait une bêtise », qu’elle en a pris pour quatre mois, et son Julot trois ans, pour un larcin destiné à renchérir la dot. Il en faudrait plus pour contenir la formidable marée d’amour que Belinda porte en elle. Il en faudrait plus pour l’empêcher d’écrire des folies lumineuses, dantesques, à son Thierry. Il en faudrait plus pour ôter le goût de la vie à la petite-fille d’un couple qui s’est connu, adolescent, au camp nazi alsacien du Struthof, « comme des juifs », et qui en est sorti pour donner naissance, parmi une tripotée, à son père. Si le moment où Frantz, le paternel, lui montre avec une dignité magnifique les photos de cette famille miraculée n’est pas un grand moment de cinéma, on veut bien se pendre. Si la séquence où Belinda, séparée de son mari, va se baigner sur Tombe la neige de Salvatore Adamo, si solitaire et si opiniâtre, n’est pas du grand cinéma, on veut bien se rependre.
Admirable est ce film de Marie Dumora, ainsi fait que les informations y sont dispendieuses, les commentaires absents, la narration erratique, écartelée entre l’attente filandreuse du quotidien et les méchants coups de Trafalgar du destin. On ne sait pas très bien, au demeurant, comment qualifier ce film, dans quel cadre le ranger. Documentaire si l’on veut, mais plus sûrement essai climatique, geste d’accompagnement et d’amour. Belinda se rattache à ce titre à une famille de films épidermiques, tournés à l’arraché autour d’enfants et d’adolescents forcés à conquérir seuls leur place dans le monde. Nous, les enfants du XXe siècle (1994) de Vitali Kanevski, Demi-tarif (2003), d’Isild Le Besco, Tarnation (2003), de Jonathan Caouette, Pauline s’arrache (2015), d’Emilie Brisavoine. Autant d’approches affectées par une tendre brutalité, autant de personnages et de films inoubliables.
Bande-annonce BELINDA #2
Durée : 01:41
Film français de Marie Dumora. (1 h 47). Sur le web : www.new-story.eu/films/belinda, www.facebook.com/newstoryfilms