Il est minuit aux Orientalistes, un restaurant huppé situé sur les hauteurs d’Alger. Lyna s’apprête à quitter la table et demande à ses amis si l’un d’eux est prêt à faire de même, histoire d’éviter les taxis coûteux qui stationnent à l’entrée. « Appelle donc Yassir… », lui dit un premier, vite appuyé par un second : « Mais oui, tu n’as qu’à appeler Yassir ! » Elle dispose bien dans son répertoire d’une demi-douzaine de numéros de taxis et de chauffeurs « clandestins », parmi les rares qui travaillent la nuit, mais aucun ne répond à ce prénom.

Yassir, c’est le nom d’une application lancée à Alger en septembre 2017 par YA Technologies, sur Android et IOS, pour mettre en relation chauffeurs et passagers. Depuis, le nombre de courses croît de 20 % par semaine, selon l’entreprise. Plus de 5 000 chauffeurs potentiels l’ont téléchargée et plus de 2 000 l’ont activée au siège de la société, où des conseils leur ont été prodigués sur son fonctionnement et sur la qualité de service attendue.

Peut-être plus qu’ailleurs, ce succès repose en partie sur la détestation qu’éprouvent les Algérois pour leurs taxis. Outre le caractère lunatique et l’entretien douteux des véhicules, les habitants de la capitale reprochent aux artisans taxis de refuser des courses parce que « machi triqi » (« ce n’est pas ma route »), d’utiliser leur taximètre quand bon leur semble et de déterminer des tarifs forfaitaires au doigt mouillé. En somme, les clients enragent d’avoir à supplier pour un service hors de prix et de mauvaise qualité.

« Des personnes étonnantes »

Depuis qu’il l’a téléchargée, Farès ne fait plus ses déplacements qu’avec Yassir. « C’est moins cher qu’un taxi, on vient te chercher là où tu es, sans surcoût, et on rencontre des personnes étonnantes », assure-t-il, résumant les propos d’utilisateurs enchantés d’avoir été transportés par un étudiant en médecine ou par un patron à la retraite. Yassir est aussi une solution pour les consommateurs d’alcool dans un pays où il n’y a aucune tolérance pour les conducteurs, notamment aux barrages qui quadrillent la capitale, et où l’infraction au taux d’alcoolémie est passible d’une peine de prison.

YA Technologies pourra-t-elle maintenir ses coûts, là où Uber a eu tendance à les réduire au détriment des chauffeurs ? Al-Mahdi Yettou, son directeur général, pense que oui. « Notre entreprise veut améliorer les services en Algérie grâce à la technologie. Nous n’avons pas acheté une application clé en main car nous voulions contribuer à créer un écosystème en fabriquant la nôtre, 100 % algérienne, avec des développeurs formés ici. » « Nous », ce sont Al-Mahdi Yettou, Noureddine Tayebi et Mustapha Baha, diplômés de l’Ecole nationale polytechnique d’Alger et de prestigieuses universités internationales. Noureddine Tayebi, qui vit en Californie, a mis son réseau à contribution pour conseiller les ingénieurs lorsqu’ils tombaient sur un os.

YA Technologies prend une commission maximale de 25 % brut par course, un niveau proche de celui d’Uber – présent dans quinze villes en Afrique –, de Lyft ou de Careem, numéro un dans la zone Afrique du Nord et Moyen-Orient. Un chauffeur assidu peut gagner jusqu’à 90 000 dinars par mois (environ 640 euros) selon YA, quand le salaire moyen dans le privé était de 32 600 dinars en 2016, selon l’Office national des statistiques.

« Nous voler notre travail »

D’un point de vue légal, alors que les chauffeurs casablancais d’Uber, au Maroc, naviguent depuis trois ans entre les agressions des taxis et les verbalisations de la police pour « travail clandestin », Yassir est « parvenu à un contrat de partenariat pour les particuliers », explique Al Mahdi Yettou : « Nous payons la TVA et l’IRG [impôt sur le revenu global], mais nous travaillons toujours avec la Direction de la sécurité sociale pour trouver une manière de régler leurs cotisations. »

Quant aux taxis, ceux que Le Monde Afrique a rencontrés n’étaient pas au courant de l’existence de l’application, pas plus que la direction de la Fédération nationale des chauffeurs de taxis. « Et donc, cette application, elle sert à quoi ? A nous voler notre travail ? », interroge l’un d’eux. D’après YA, après avoir dans un premier temps refusé de collaborer avec Yassir, certains taxis utilisent l’application.

La méconnaissance d’une partie d’entre eux pourrait être liée au fait que YA n’a communiqué jusque-là que sur les réseaux sociaux, les supports traditionnels devant être utilisés quand Yassir sera lancé à Oran, dès février, puis dans l’est du pays. Autre évolution à venir : le paiement par téléphone mobile, alors qu’il se fait actuellement en espèces.