A Port-au-Prince, le peuple en bas de la ville
A Port-au-Prince, le peuple en bas de la ville
Par Patricia Jolly
Habitué d’Haïti, Gaël Turine s’est longtemps tenu à l’écart de la capitale. Trop pauvre, trop chaotique… Le photographe belge a fini par sonder l’âme de la capitale, arpentant de 2013 à 2017 son centre, Anba Lavil, où se succèdent les bidonvilles.
Port au Prince, Haiti. Neighbours in a lane / Gaël Turine/MAPS
Les Haïtiens vous jureront que « tous les bidonvilles de Port-au-Prince se ressemblent ». Le photographe belge Gaël Turine a pourtant su saisir l’âme unique de chacun de ceux qu’il a arpentés à l’occasion de séjours réguliers dans la capitale haïtienne. De Portail Léogâne à Grand’Rue ou à Bel Air jusqu’au cimetière, son Leica numérique s’est fait le témoin discret du chaos, de la vitalité, de la ferveur religieuse imprégnée de vaudou et de l’esprit d’entreprise qui règnent à Anba Lavil (« en bas la ville »), comme on appelle en créole haïtien le centre-ville de Port-au-Prince.
Gaël Turine l’avoue pourtant sans ambages, malgré de nombreux passages en Haïti, dans le cadre d’un travail de cinq ans sur la route du culte vaudou d’Afrique de l’Ouest aux Etats-Unis, il a d’abord soigneusement évité Port-au-Prince. « J’étais impressionné par l’âme forte et le dénuement de cette ville, et par ses habitants aux manières cash et au tempérament frontal, explique ce baroudeur de 45 ans. Je craignais la défiance et les réactions virulentes que peut y susciter la vue d’un appareil photo. »
De 2013 à 2017, il s’y est finalement immergé à pied, à la faveur d’une série d’ateliers dispensés à de jeunes confrères haïtiens. A la fin de chaque séance, auxquelles il conviait d’autres professionnels européens de l’image, Gaël Turine embarquait en virée un de ses « élèves » pour des travaux pratiques dans la touffeur des rues et ruelles délabrées.
Photographe de presse, Gaël Turine a, cette fois, pu tâter le pouls fiévreux de la ville sans la pression qui préside aux reportages de commande. « Affranchi des obligations de bouclage, j’ai pu m’éloigner du travail purement narratif et descriptif du photojournaliste et me permettre une approche plus impressionniste, commente-t-il. Mon objectif était de révéler une ambiance, de suggérer plutôt que montrer, de laisser libre court à l’imagination. »
C’est réussi. Le résultat, intitulé En bas la ville, a été publié en 2017 aux éditions Le Bec en l’air. En miroir avec la poésie des textes du romancier et dramaturge français Laurent Gaudé, la cinquantaine de clichés de Gaël Turine témoignent dans cet ouvrage que le temps ne s’est pas arrêté à Port-au-Prince, le 12 janvier 2010, jour du séisme d’une magnitude de plus de 7 qui l’a dévastée, faisant 300 000 morts et autant de blessés, selon les autorités.
A l’occasion de ses déambulations, le photographe dit avoir chevauché une « vague sensorielle ». « Pour vivre là-bas, estime-t-il, il faut avoir les reins solides, du plomb dans la cervelle et un sérieux sens de l’entreprise individuelle. Fracassés par les réalités, politiques, sociales, environnementales, les Port-aux-Princiens n’en débordent pas moins d’une véritable énergie. Ils convertissent leur trop-plein de colère en un humour détonant et en une formidable créativité. »
Pour preuve, les jeunes photographes haïtiens que Gaël Turine a contribué à former ont fondé en juillet 2014, Kolektif 2 Dimansyon (K2D), un regroupement de professionnels des arts visuels. Ces derniers ont publié, en 2017, Fotopaklè, première revue de photojournalisme en Haïti, dont le numéro inaugural, titré Frontière(s), est consacré aux problèmes frontaliers de leur pays avec la République dominicaine.
« En bas la ville », de Gaël Turine (photos) et Laurent Gaudé (textes), éditions Le Bec en l’air.