En partance pour le Brésil, « nous étions poussés nus dans le bateau négrier, désespérés de fatigue »
En partance pour le Brésil, « nous étions poussés nus dans le bateau négrier, désespérés de fatigue »
Par Pierre Lepidi (envoyé spécial à Cotonou)
Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey (8/9). A la Porte du non-retour, notre reporter relit les mémoires de l’ancien esclave Mahommah Gardo Baquaqua.
Partis à pied d’Abomey, à 125 km, il y a cinq jours, nous voilà arrivés sur la plage de Ouidah, face à l’Océan, au bout de notre marche sur la route des anciens esclaves du Dahomey. Les séparations sont toujours douloureuses. Mon guide, Hubert, doit repartir très vite, mais nous avons prévu de dîner ensemble dans deux jours à Cotonou. Je m’installe au Jardin brésilien, un hôtel qui dispose de quelques bungalows sur la plage.
Dans l’après-midi, j’enfourche un zémidjan, une moto-taxi, et retourne au centre-ville visiter le Temple des pythons, un sanctuaire vaudou qui abrite une centaine de reptiles vivants et totalement inoffensifs. « On laisse sortir les serpents sacrés une fois par mois, raconte le guide à l’intérieur du temple. Souvent, ils reviennent tout seuls, mais il faut parfois que les habitants les ramènent. » Dans une petite cour se trouve un iroko sacré vieux de 600 ans. Devant son tronc massif, chaque matin, le chef du temple invoque les esprits qui l’habitent afin de demander leur clémence.
Le regard des chefs de culte vaudou
Je vais me changer les idées au Musée d’art contemporain de la Fondation Zinsou, du nom d’une grande famille béninoise qui a notamment donné au pays un président de la République (Emile, de 1968 à 1969) et, plus récemment, un premier ministre, économiste de son état (Lionel, le neveu d’Emile, de 2015 à 2016). La Fondation Zinsou, qui est dirigée par l’historienne Marie-Cécile, la fille de Lionel, est hébergée dans la maison Ajavon, une superbe bâtisse de style afro-brésilien. Il y a une bibliothèque, des espaces de lecture et ce musée, dont les pièces appartiennent à la famille Zinsou. L’entrée est gratuite et un bus va même chercher des enfants dans les écoles des alentours dans le but de les familiariser à l’art.
A l’intérieur du Musée d’art contemporain de la Fondation Zinsou, les masques réalisés par l’artiste béninois Kifouli Dossou. / Pierre Lepidi
Je déambule parmi les clichés du photographe belge Jean-Dominique Burton, grand passionné d’Afrique. Il y a quelque chose d’hypnotique dans le regard des chefs de culte vaudou et autres guérisseurs traditionnels qu’il a immortalisés. En plus des collages de Bruce Clarke, artiste né à Londres de militants sud-africains anti-apartheid, je m’arrête longuement devant la collection de masques réalisés par Kifouli Dossou. A l’occasion de l’élection présidentielle de 2011, la Fondation Zinsou avait demandé à cet artiste béninois de traverser son pays pour recueillir les attentes de la population. De son voyage est née la fabrication de dix masques réunis dans une œuvre qui s’appelle Le Sondage et sur lesquels sont développés les thèmes de l’accès à l’eau, de l’électricité, de la sauvegarde de l’environnement…
Une nuit douce est tombée. Dans le vaste restaurant du Jardin brésilien, je dîne face à l’Atlantique puis retourne à la Porte du non-retour, érigée par l’Unesco pour se souvenir des innombrables hommes et femmes qui furent arrachés à leur terre natale pour être réduits en esclavage. L’endroit est désert, il ne reste que des âmes. Chaque année, le 10 janvier, les habitants de Ouidah et des visiteurs du monde entier viennent célébrer leur retour sur cette plage à l’occasion de la fête nationale du vaudou. Au rythme des tambours, on chante, on crie, on danse, on entre en transe.
La plage de Ouidah, au Bénin, à la tombée du jour. / Pierre Lepidi
Ce soir, il n’y a pas un bruit. Assis devant l’arche haute d’une vingtaine de mètres, je relis les mémoires de l’ancien esclave Mahommah Gardo Baquaqua : « Nous étions poussés à l’intérieur du bateau, entièrement nus, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Le plafond était si bas que nous ne pouvions pas tenir debout. Nous étions obligés de nous accroupir ou de nous asseoir au sol. Nous étions désespérés par tant de fatigue. La répugnance de cet horrible endroit ne s’effacera jamais de ma mémoire. »
Le natif de Djougou, une cité du nord du Bénin, a vu plusieurs de ses compatriotes jetés par-dessus bord pendant la traversée. Il est un survivant. Arrivé dans le port brésilien de Pernambouc, un matin à l’aube, il est vendu à un boulanger agressif et manipulateur. L’esclave participe à la construction de maisons en portant de lourdes pierres, il tente de s’évader mais il est rattrapé et sévèrement battu. La cruauté de son maître le pousse au désespoir. Il pense au suicide.
Deux ans plus tard, Mahommah Baquaqua est revendu. Il travaille à Rio de Janeiro à bord d’un bateau qui transporte du café jusqu’à New York, où il accoste en juin 1847 et où il apprend que « c’est un pays libre, sans esclavage ». Il rencontre des abolitionnistes qui le convainquent de s’échapper du navire. Il y parvient et peut enfin savourer la liberté retrouvée.
Direction Cotonou
Quelques mois plus tard, Mahommah Gardo Baquaqua arrive en Haïti, où il côtoie un missionnaire baptiste du nom de William Judd. Il se convertit au christianisme. Mais l’instabilité politique le pousse une nouvelle fois au départ et il rallie les Etats-Unis où il commence des études. C’est en 1854 qu’il rencontre l’abolitionniste Samuel Moore, qui va publier sa biographie. Ensuite, sa vie s’écrit en pointillé. En 1857, l’ancien esclave part en Angleterre, une escale nécessaire pour devenir missionnaire en Afrique. Dans plusieurs lettres, il fait part de son désir de revoir sa terre natale. A-t-il revu les côtes africaines ? Ce sable de Ouidah ? Après une vie faite d’autant de souffrances, d’espoirs, de rencontres et de voyages, on aimerait le croire. Mais il est impossible de l’affirmer.
J’ai décidé de continuer ma route à pied jusqu’à Cotonou. J’ai envie de sentir le soleil, le vent, les embruns et de poursuivre – cette fois en solitaire – mon itinérance sur l’ancienne côte des esclaves, rebaptisée golfe du Bénin. Je vais longer l’Océan pendant deux jours, ce qui devrait me permettre d’arriver juste à temps pour une rencontre prévue avec Angélique Kidjo. En tant que marraine de l’Unicef, la célèbre chanteuse béninoise se bat contre les violences sexuelles infligées aux enfants, notamment dans le cas des mariages précoces. La piste en sable que je vais suivre vers l’est porte un nom qui suffit à déclencher le rêve. On l’appelle la Route des pêches.
Sommaire de notre série Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey
D’Abomey à Ouidah, notre reporter a emprunté la route suivie en 1860 par Cudjo Lewis, le dernier esclave de la traite négrière vers les Etats-Unis.