Croquis d’audience de Jawad Bendaoud, lors de son procès à Paris, le 25 janvier. / BENOIT PEYRUCQ / AFP

Jawad a enfilé la même veste de survêtement que le jour où il a été interpellé, le 18 novembre 2015, le jour où le RAID a donné l’assaut au squat de Saint-Denis après les tueries du 13 novembre. Il est en sueur, il a froid, se renifle les aisselles, il est surexcité, il bouffonne, ne tient pas en place, et parle, parle, à toute vitesse, et dans un grand désordre. « Ça fait vingt-sept mois que je suis à l’isolement, dit le jeune homme, mon cerveau, des fois, il me joue des tours. » On se demande aussi ce qu’il a pris comme médicament ; son avocat, Me Xavier Nogueras, se tient debout contre le box vitré, comme pour le protéger de lui-même, et s’efforce tant bien que mal de le calmer.

Isabelle Prévost-Desprez, la présidente de la 16e chambre correctionnelle qui juge depuis mercredi 24 janvier Jawad Bendaoud et deux complices, s’efforce patiemment de le garder dans les rails de l’interrogatoire, mais l’audience s’est constamment tenue, jeudi, sur le fil du rasoir. L’affaire tourne autour d’une grande absente, Hasna Aït Boulahcen – tuée à Saint-Denis avec deux des terroristes. Son frère Youssef, 25 ans, comparaît aujourd’hui pour non-dénonciation de crime, et il est aussi posé que Jawad est hors de lui. Il ne parle pas : il s’exprime, « je n’en ai pas le souvenir exact », « il y a un procédé peu honnête des investigateurs »

« Une gazelle qui va s’offrir à des crocodiles »

Youssef a, comme sa sœur, eu une enfance chaotique. Leur mère les battait, il a été placé à 7 ans en famille d’accueil, puis en apprentissage à 15 ans, a toujours travaillé (il est ambulancier), n’a pas de casier et a depuis changé de nom « pour ses futurs enfants ». Quand un complice, en Belgique, des terroristes appelle Hasna le 15 novembre pour lui demander de trouver une planque pour Chakib Akrouh et Abdel Hamid Abaaoud, le cerveau des attentats – et le cousin des Aït Boulahcen –, la jeune femme téléphone aussitôt à son frère, qu’elle a tenu régulièrement au courant. « Je ne la croyais pas, répond Youssef. Elle adorait faire le buzz, elle racontait tout et n’importe quoi. Elle était à l’image d’une gazelle qui va s’offrir à des crocodiles. » Tout le monde trouvait effectivement Hasna « un peu fofolle », bavarde jusqu’à la folie, imprudente, tantôt en niqab, tantôt en chapeau de cow-boy. Mais son frère a du mal à convaincre qu’il n’avait pas compris qui elle voulait cacher.

Plus gênant, les policiers ont relevé qu’il avait effacé une partie de la mémoire de son téléphone, mais il restait quelques documents gênants sur « la restauration du califat » et des vidéos clairement djihadistes. Il s’était proposé en passant de « couper le zgeg » des homosexuels, et faire « comme ils font Daech là ! Ils les jettent d’en haut des tours ». A l’audience, Youssef assure que c’était des documents qu’on lui avait envoyés et qu’il ne les avait « pas lus dans leur intégralité », qu’il « n’adhère pas du tout à ce type d’idéologie : celui que veut un raccourci pour l’enfer, il rejoint Daech, disent les savants ». D’ailleurs, quand un copain le traite de « soldat de Daech », il assure que ce n’était « qu’un sobriquet ». Quant aux homosexuels, « j’ai extrêmement honte que ces propos soient diffusés, je m’en excuse publiquement ». Même si « le Coran dit que c’est une turpitude et la Bible une abomination »

« Je préfère me servir de mes mains que de ma tête »

Mohamed Soumah, 29 ans, dit Mouss, le troisième prévenu, est moins lettré et plus direct. Après une enfance aussi bousculée que les Aït Boulahcen, de fugue en famille d’accueil, il veut être plombier, mais est trop nul en maths. « J’aime bien les petits boulots manuels, dit le jeune homme, je préfère me servir de mes mains que de ma tête. » Il s’est servi des deux, et créé avec ses cinq téléphones une petite entreprise prospère de revente de cocaïne, entre deux séjours en prison et quinze condamnations. Et jure s’être fait embarquer dans cette histoire par le plus grand des hasards. « Il y a plusieurs catégories de gens, dit Mouss. Les bons citoyens, les délinquants, les voyous, les violeurs ou les fous, et les terroristes. Moi je suis dans la case voyou, si vous voyez, la racaille. »

Il était sorti de prison depuis deux mois lorsqu’il est tombé sur Hasna le 16 novembre. Il ne la connaissait pas, mais il lui a vendu deux boulettes de cocaïne pour 100 euros. Elle lui a dit qu’il était beau et qu’une de ses copines cherchait de la coke, Mouss s’est dit qu’il allait pouvoir joindre l’utile à l’agréable. « Elle faisait que parler, elle pleurait, elle était un peu touchante, mais elle parlait tout le temps. Je lui ai dit, stop ! Tranquille. C’est une pipelette, cette fille. » Hasna lui dit qu’une copine cherche où dormir pour trois semaines, et Mouss a pensé à son copain Jawad, avec une petite idée derrière la tête. « Je suis à la rue, c’est l’hiver, vous me trouvez un logement, mais je vous baise les pieds, madame la juge ! » Ils négocient à 700 euros pour trois semaines. Il prévient Jawad, lui dit que ce sera 500 euros, histoire d’en gratter 200 : « je venais d’acheter une veste à 400 euros, fallait que je rentabilise ».

Mouss est aux petits soins avec Hasna, lui trouve des plans de taxis clandestins, la promène en scooter. Mais quand elle ne trouve pas le squat de Jawad, ne comprend rien à ses explications au téléphone, et fini par lui passer un homme – Abaaoud – il le prend mal. « Je suis en colère, j’ai envie d’insulter son père et sa mère, je me dis c’est un autre qui va la baiser, je l’écoute plus. Même quand elle me dit, “tu sais bien ce qui se passe”. »

Un peu trop malin pour être vraiment crédible

Pendant ce temps-là, Jawad est dans son squat, à fumer de la coke en galante compagnie. Jawad a deux métiers : il cuisine la cocaïne de Mouss pour faire deux doses de crack – et multiplier par deux les bénéfices – et il fait dans l’immobilier. Il chasse avec quelques gros bras les squatters d’immeubles déshérités, change les serrures, fait le ménage et loue aux nécessiteux de passage. Il en a eu jusqu’à quatre, en a vendu deux, et en gérait même un depuis sa prison – à 31 ans, il a passé dix ans derrière les barreaux. Il jure qu’il n’a rien d’un islamiste, et s’il était copain avec un type soupçonné d’avoir voulu faire sauter la DCRI, c’est parce qu’ils faisaient des petits sketchs ensemble et que Jawad imitait bien Nicolas Sarkozy. « D’ailleurs j’avais plein de posters de cul dans ma cellule, ma cellule, il l’appelait coffee-shop. »

Jawad Bendaoud a bien eu un peu d’admiration pour Mohamed Merah, « mais j’étais rempli de haine en prison, on me mettait à poil quatre fois par jour, faut pas avoir de couilles pour tuer une gamine de quatre ans. J’y ai peut-être pensé un peu, mais quand je suis sorti de prison, tout est sorti de ma tête ». Hasna de son côté lui dit qu’elle veut faire héberger deux types, des hommes mariés, avec des enfants, de bons musulmans, pour deux ou trois jours. Jawad lui dit, c’est 150 euros, 50 pour lui, 100 pour Mouss qui a amené l’affaire. Il installe les deux types, et s’en va chez son père manger des lentilles au bœuf. « J’ai pas senti du tout qui c’était. J’étais pas du tout au courant qu’il y avait deux individus en cavale après les attentats, je croyais qu’ils étaient tous morts. » Et puis il digérait la drogue de la journée, et pas tellement mieux ce qu’il venait d’apprendre : il avait mis une de ses copines enceinte, et ne voyait pas trop comment faire avec sa propre compagne et leurs deux enfants.

« Je croyais qu’ils étaient tous morts ou en Syrie. Mais il y avait des signes, j’aurai pu m’en rendre compte »

Le lendemain matin, son téléphone bourdonne de messages de gars de la cité qui lui annoncent que le RAID donne l’assaut à son squat. Il file sur place, se fait connaître. « Et je suis arrêté après mon interpellation sur BFM-TV. » Jawad est à l’audience au bord de la crise de nerfs, et sans doute un peu trop malin pour être vraiment crédible, mais il a l’air sincère. « Comment mon ami, avec qui je fais du trafic de stups, me ramène sa nana qui fume des Marlboro light, j’aurais su que c’était des terroristes ? Et pour gagner 50 euros ? J’y étais pour rien, c’est moi qui ai parlé aux flics, alors que j’avais un joint dans mon paquet à cigarettes ? »

Il assure qu’il n’a compris qu’en prison ce qui se passait, quand on lui a dit, « t’es dans la merde, t’as hébergé le croque-mort de Daech ». « J’ai dit, “t’es malade ou quoi ?” Je croyais qu’ils étaient tous morts ou en Syrie. Mais il y avait des signes, j’aurai pu m’en rendre compte. » Jawad Bendaoud a alors compris qu’il s’était mis « dans une merde internationale ». Encore heureux que ce se soit passé en France. « Je serai aux Etats-Unis, je serai en costume orange à m’accoupler avec un chien. »