En Tunisie, les anciens bénalistes passent de l’ombre à la lumière
En Tunisie, les anciens bénalistes passent de l’ombre à la lumière
Par Mohamed Haddad, Frédéric Bobin (Tunis, correspondant)
Tunisie, où vas-tu ? (3/6). En septembre 2017, 18 cadres de la dictature de Ben Ali sont entrés au gouvernement Chahed. Mais le « recyclage » de personnalités jusque-là ostracisées va bien au-delà.
Le ministre de l’éducation tunisien Hatem Ben Salem (centre), lors d’une session parlementaire avant le vote de confiance au nouveau gouvernement, le 11 septembre 2017. Ben Salem était déjà ministre de l’éducation sous Zine El-Abidine Ben Ali, de 2008 à 2011. / FETHI BELAID/AFP
Quand on rencontre Mohamed Ghariani attablé à un salon de thé de La Marsa, banlieue résidentielle du nord de Tunis, on a du mal à réaliser que ce quinquagénaire à la voix doucereuse a été l’un des hommes les plus puissants de l’ex-dictature de Zine El-Abidine Ben Ali. « Oui, je l’admets, j’ai participé à un système qui a fait beaucoup de choses de mal », lâche-t-il en sirotant un café face à une mer opaline. « Et j’ai présenté mes excuses au peuple tunisien pour cela », ajoute-t-il. A la veille de la chute du régime de Ben Ali, le 14 janvier 2011, M. Ghariani était le secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), le parti-Etat de l’époque, avatar dévoyé du mouvement destourien (constitutionnaliste) qui, sous la houlette du « père de la nation », Habib Bourguiba, et ses compagnons, avait conduit la Tunisie à l’indépendance nationale.
Si Ben Ali a fui le 14 janvier 2011 en Arabie saoudite avec sa famille, poussé au départ par une rue en révolte, M. Ghariani, lui, est resté à Tunis, où il a payé de vingt-huit mois de prison son passé de hiérarque de l’ancien régime. Malgré la difficulté de l’épreuve, il porte un jugement nuancé sur ce que la révolution a fait subir aux symboles de la dictature : « Il n’y a pas eu de chasse aux sorcières, souligne-t-il, mais il y avait en 2011 une ambiance de peur. Il y avait un discours de haine qui, il faut le reconnaître, a aujourd’hui disparu. »
« J’ai intégré la dynamique de changement »
C’est peu dire que cette « haine » a disparu. Les temps sont redevenus bienveillants à l’égard des anciens proscrits de 2011. Le temps qui a passé, charriant bien des désillusions sur le bilan de la révolution, et l’absence de véritables représailles politiques – un projet de loi d’exclusion de la vie politique des cadres de l’ancien régime a été abandonné en 2014 – a autorisé leur retour progressif sur la scène publique. M. Ghariani a rejoint à sa sortie de prison Nidaa Tounès, le parti fondé par l’actuel chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, très accueillant envers les « ex ». Puis il a rallié une autre formation, plus modeste : Al-Moubadara (« l’initiative »), créée par Kamel Morjane, ancien ministre de Ben Ali aux affaires étrangères et à la défense. Mohamed Ghariani affirme ne pas mener un combat d’arrière-garde, ne pas souhaiter de revanche. « J’ai intégré la dynamique de changement, dit-il. Il y a eu une révolution en 2011. La politique, c’est la capacité de s’adapter. J’estime que la période actuelle est l’occasion d’achever le projet de Bourguiba : l’Etat de droit. »
Depuis peu, ce retour s’est accéléré au point de jeter l’émoi parmi les héritiers de 2011. En septembre 2017, un remaniement du gouvernement Youssef Chahed, choisi un an plus tôt au poste de premier ministre par le président Essebsi, a fait la part belle aux « ex ». Ces derniers sont au nombre de 18 sur les 43 ministres et secrétaires d’Etat, soit un taux de 40 %. Ils avaient été ministres sous Ben Ali, occupaient des responsabilités au sein du RCD ou étaient connus pour leur proximité avec l’ancien parti unique.
Parmi les plus en vue figurent le ministre de l’éducation, Hatem Ben Salem, et celui des finances, Ridha Chalghoum, qui étaient chargés des mêmes portefeuilles à la veille de la révolution. Face aux critiques, les défenseurs de cette ouverture élargie à des figures de l’ancien régime objectent que la Tunisie, plongée dans le marasme social et économique et en butte à des défis sécuritaires aigus, n’a pas d’autre choix que de solliciter des « compétences » ayant une solide expérience de l’Etat. A les entendre, l’affaire ne serait que « technocratique » et non « politique ».
« RCDisation » accélérée de Nidaa Tounès
Le problème est que nombre de ces ministres ne sont pas que des techniciens de l’Etat mais ont aussi été des propagandistes de l’ancien régime. Hatem Ben Salem, qui fut ambassadeur de la Tunisie auprès des Nations unies à Genève entre 2000 et 2002, défendait âprement le bilan de Ben Ali en matière de droits humains. « Il n’existe pas de torture en Tunisie », déclarait-il alors. Quant au nouveau ministre de la culture, Mohamed Zin El-Abidine, un ancien du RCD, il avait publié un article dans le quotidien tunisien La Presse, dans lequel il louait l’œuvre de Ben Ali qui, écrivait-il, « s’est toujours battu pour une République de justice et de vérités publiques ».
Ces « ex » de retour prétendent tous s’inscrire dans le processus de transition démocratique. Toutefois, leur nombre croissant dans les hautes fonctions exécutives ne risque-t-il pas d’éroder l’esprit de 2011 ? « Ces ministres sont certes compétents, mais ils ont été formés dans un système fermé, prédéterminé par la tutelle de Ben Ali, observe Youssef Cherif, analyste indépendant. Si leur nombre continue d’augmenter et si l’on ne diversifie pas davantage les profils, le risque existe qu’ils usent de méthodes du passé et que le système devienne progressivement de plus en plus autoritaire. »
Ce retour des « ex » au gouvernement répond au souci du président Essebsi de remettre sur pied un Etat affaibli par les secousses post-révolutionnaires. Il est aussi le produit d’une « RCDisation » accélérée de Nidaa Tounès, le parti fondé par le chef de l’État qui domine la coalition gouvernementale – en association avec le parti islamiste Ennahda – et constitue à ce titre le principal vivier du personnel gouvernemental. Lors de sa naissance en 2012, Nidaa Tounès était censé regrouper les « modernistes » et « laïcs » face à la menace que faisait peser l’essor de l’islamisme sur le réformisme sociétal (notamment les droits des femmes) hérité de l’ère bourguibienne.
Quatre courants cohabitaient en son sein : la gauche, les syndicalistes, les indépendants et les destouriens. Or dès que l’hypothèque d’une exclusion des ex-RCDistes de la vie politique a été levée en 2014, ces derniers ont massivement investi les instances dirigeantes de Nidaa Tounès. « On les a subitement vus débarquer à ce moment-là. Ils nous ont foutus dehors », se souvient un expert de sensibilité « centriste » chargé de travailler sur le programme du parti. « Nidaa Tounès a joué comme une formidable machine à reconversion », résume un observateur.
De la confrontation à l’accommodement
Cette « reconversion » devrait même s’approfondir alors qu’approchent les élections municipales, prévues en mai. Les réseaux locaux de l’ex-RCD, qui avait tissé au tréfonds de la Tunisie un maillage très serré de contrôle social, sont en passe d’être réactivés après être entrés en sommeil dans la foulée de la révolution. Nidaa Tounès s’y emploie sous la houlette de son directeur exécutif, Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l’Etat, dont l’entourage est dominé par d’ex-RCDistes. « Hafedh Caïd Essebsi joue beaucoup sur les barons territoriaux de la machine de l’ex-RCD », ajoute l’observateur. D’autres formations concurrentes, telles Machrou Tounès de Mohsen Marzouk ou Al-Moubadara de Kamel Morjane, se livrent à la même entreprise de séduction. Les ex-RCDistes, prisés pour leur implantation locale, sont « dragués » de toutes parts.
Le retour en grâce des cadres de l’ex-RCD au sommet de l’Etat n’est toutefois pas seulement le fait de Nidaa Tounès. Il doit aussi beaucoup à la bonne volonté du parti islamiste Ennahda qui dominait la coalition gouvernementale (la « troïka ») de la fin 2011 au début 2014. Déstabilisé par la montée de l’hostilité à l’islam politique à partir de l’été 2013 – autant dans les pays environnants qu’en Tunisie même – Rached Ghanouchi, le président d’Ennahda, a effectué un virage à 180 degrés. Il est passé de la confrontation à l’accommodement à l’égard des héritiers de l’ancien régime. Les islamistes tunisiens, qui avaient pourtant durement souffert de la répression sous Ben Ali, sont devenus subitement des adeptes de la « réconciliation ». Ainsi M. Ghanouchi a-t-il pesé de tout son poids en 2014 pour imposer à sa base militante, récalcitrante, l’enterrement du projet d’exclusion de la vie politique des ex-RCDistes, dont son parti était pourtant l’initiateur.
« Dès lors qu’il s’agit de les aider à rallier le nouvel ordre démocratique post-2011, ce n’est pas un problème pour nous », explique Saïd Ferjani, membre du bureau politique d’Ennahda. En face, nombre de ces « ex » louent la bonne disposition des islamistes. « J’ai rencontré M. Ghanouchi et on a convenu d’oublier le passé, raconte Mohamed Ghariani, l’ex-secrétaire général du RCD. Cela a permis de faciliter la réconciliation. Le discours d’exclusion contre nous demeure maintenant circonscrit à l’extrême gauche. »
Capitalisation sur le désenchantement
Les politesses entre M. Ghariani et les islamistes d’Ennahda n’ont toutefois pas été du goût d’autres franges de la « famille destourienne » – comme les ex-RCDistes préfèrent s’appeler – qui y voient une forfaiture. C’est le cas du Parti destourien libre (PDL), la frange la plus dure de la mouvance qui n’a jamais admis la réalité de la révolution de 2011. « Il y a eu des tensions sociales légitimes à l’époque, mais cela ne suffit pas à en faire une révolution, explique Amir Moussi, la présidente du PDL. Pour nous, il s’agit d’une manipulation intérieure et peut-être d’un complot étranger. » Aux yeux de Mme Moussi, avocate qui défendit les intérêts du RCD après sa dissolution, ses anciens amis partisans d’un dialogue avec Ennahda ne sont que des « traîtres ».
« Ils ne sont que des opportunistes qui cherchent à se refaire une virginité en se faisant l’avocat des islamistes », dénonce-t-elle. Le PDL de Mme Moussi, qui revendique 20 000 membres, assure être la seule formation à « défendre les fondamentaux de l’Etat bourguibien tout en restant ouvert sur l’avenir ». La famille destourienne est aujourd’hui éclatée, mais sa nouvelle assurance sur la scène politique, capitalisant sur le désenchantement socio-économique ambiant, ne manquera pas d’avoir un impact sur l’air du temps en Tunisie. L’effet s’en fait d’ailleurs déjà sentir.
Sommaire de notre série Tunisie, où vas-tu ?
Sept ans après la révolution de 2011 en Tunisie, Le Monde Afrique dresse un bilan de la transition démocratique.