Mbusa Nyamwisi ou le retour d’un chef de guerre dans le bourbier congolais
Mbusa Nyamwisi ou le retour d’un chef de guerre dans le bourbier congolais
Par Pierre Benetti et Joan Tilouine
L’entrepreneur, qui fut l’un des principaux belligérants de la deuxième guerre du Congo, prône le recours aux armes contre Joseph Kabila.
Mbusa Nyamwisi, alors ministre de Joseph Kabila, et le président rwandais, Paul Kagamé, en 2003 à Kigali. / AFP
Ce matin d’hiver, un ancien chef de guerre marche incognito dans les rues de Paris. Ne pas se fier à l’air bonhomme de ce petit père de famille rondouillard, moustachu et souriant, le visage dissimulé par une casquette en cuir et vêtu d’un costume à manches courtes, « l’abacost » des années Mobutu Sese Seko. Il y a encore quinze ans, Antipas Mbusa Nyamwisi dirigeait l’une des grandes rébellions armées de l’est de la République démocratique du Congo (RDC) : le Rassemblement congolais pour la démocratie-Kisangani/Mouvement de libération (RCD-K/ML). Cet entrepreneur politico-militaire a été parmi les principaux belligérants de la deuxième guerre du Congo (1998-2003). Se sentant menacé par le pouvoir, il a pris les chemins de l’exil en 2012.
Aujourd’hui, c’est l’un des rares opposants à prôner ouvertement le recours à la violence armée contre le régime de Joseph Kabila. La rébellion est pourtant devenue un parti politique. De son exil, « Mbusa », 57 ans, propose ses services à l’opposition, comptant bien profiter de l’instabilité générée par l’interminable crise politique ouverte par le maintien au pouvoir du président congolais. Au pouvoir depuis 2001, Joseph Kabila a prolongé son dernier mandat, officiellement terminé le 19 décembre 2016. La présidentielle est désormais promise pour décembre.
« Utiliser les mêmes moyens que Kabila »
« Ce n’est pas la rue qui fera tomber Kabila », martèle Antipas Mbusa Nyamwisi d’emblée à la table d’un bar d’hôtel chic et passant du XVIIe arrondissement de Paris. Le 31 décembre 2017, un nouveau cycle de protestations contre le régime s’est ouvert en RDC, principalement à Kinshasa, où les manifestants subissent la répression brutale des services de sécurité. D’autres annonçaient en janvier une offensive, comme le colonel John Tshibangu, déserteur de l’armée. Ce dernier a été arrêté à l’aéroport de Dar es-Salaam, en Tanzanie, dans la soirée du 29 janvier.
Divisée, l’opposition croit avoir trouvé un soutien crédible en la personne du cardinal Laurent Monsengwo, l’archevêque de Kinshasa. « C’est un dur à cuire et c’est notre commandant », feint de croire « Mbusa », que ses compagnons d’armes appellent en swahili « afande » (« mon général »). L’homme d’église vient renforcer le Rassemblement, la plateforme qui réunit les différents partis de l’opposition, dépourvue de leader depuis la mort de son fondateur, Etienne Tshisekedi, il y a un an.
Fils de pasteur protestant, M. Nyamwisi ne se contente pas de s’en remettre à Dieu. Il a défendu l’option de la lutte armée lors des dernières réunions de l’opposition à Bruxelles. « Il n’y aura pas d’élections. Il faut donc utiliser les mêmes moyens que Kabila et l’opposition le sait bien, dit-il avec un ton détaché. Moi, je suis prêt. On n’a plus le choix. Certains ont commencé à former des groupes, mais il leur manque un chef. »
« Un félin, un passe-muraille »
Son éventuel retour en RDC est un enjeu de politique nationale. Il fait partie des personnalités politiques dont la libération ou le retour sont prévus par l’accord signé entre la majorité présidentielle et l’opposition sous l’égide de l’Eglise catholique le 31 décembre 2016. Son application se fait toujours attendre.
Comme d’autres avant lui, M. Nyamwisi se voit bien réunir la constellation de groupes armés présents dans l’est de la RDC afin de former une véritable armée capable de renverser le régime. Un vieux rêve dans cette région soumise à l’instabilité depuis plus de vingt ans.
« Mbusa est avec nous depuis le début, précise Martin Fayulu, membre du Rassemblement. Il nous apporte son expérience et le soutien précieux de sa communauté. » M. Nyamwisi est l’homme fort de la région des Nande, autour des villes de Beni et Butembo (Nord-Kivu), où le pouvoir se répartit entre les églises et les grands commerçants.
« C’est un félin, un passe-muraille, décrit le député Olivier Kamitatu, ancien rebelle lui aussi. Il a un instinct politique pur, une rare intelligence des alliances, et tire toujours son épingle du jeu. Mais il faut renoncer à la tentation de la guerre, car Kabila n’attend que ça. »
Ces dernières semaines, il a œuvré au rapprochement entre Vital Kamerhe, ancien fidèle de Kabila passé à l’opposition, et Moïse Katumbi, ex-gouverneur du Katanga et candidat à la présidentielle en exil en Europe. « Mbusa » (« le dernier-né », en nande) est réapparu sur les réseaux sociaux en décembre 2017, posant avec des leaders dépourvus de charisme du Rassemblement. Lui affirme qu’il jouait déjà l’intermédiaire du temps d’Etienne Tshisekedi.
« Un dealer de conflits »
« Mbusa pousse les autres membres du Rassemblement à user de la violence. C’est lui qui donne l’impulsion et incarne une forme de radicalité », rapporte un haut cadre des Nations unies en RDC. Lorsqu’il discute avec le Français Jean-Pierre Lacroix, chef du département des opérations de maintien de la paix de l’ONU, Moïse Katumbi renvoie vers « Mbusa » dès lors que les échanges portent sur l’est de la RDC. Ce fut notamment le cas au lendemain de l’attaque qui a tué quatorze casques bleus tanzaniens, le 7 décembre 2017 à Semuliki, près de Beni, au cœur de son fief, ce « Grand Nord » aux confins de la RDC et de l’Ouganda.
« Mbusa est un très bon dealer d’une came appréciée sur le marché régional : les complots en tout genre, les manipulations régionales et ethniques, nuance l’historien Gérard Prunier. Il avait disparu des radars depuis quelques années. S’il réapparaît, c’est parce que les chefs de guerre profitent de la crise et se positionnent pour continuer d’exister. » A l’Université de Kisangani, Mbusa Nyamwisi, leader des étudiants nande, a consacré son mémoire de sociologie à la question de l’ethnicité au Nord-Kivu.
Il communique par messagerie cryptée, mais ne se montre pas ou peu. « Je suis un montagnard discret, qui préfère l’ombre », glisse-t-il avec un sourire. M. Nyamwisi s’est d’abord exilé dans l’Afrique du Sud de Jacob Zuma, un ami et partenaire d’affaires du président Kabila. Après s’être senti menacé, il s’est envolé en 2013 pour Dar es-Salaam, d’où il a fait les va-et-vient avec le Kenya et, surtout, l’Ouganda, son parrain régional avec lequel les relations se sont tendues puis rétablies, affirme-t-il. « Depuis la Tanzanie, j’encourageais mes hommes à opérer contre Kabila et à se rapprocher de l’Ouganda », dit-il sur le ton de la confidence.
Influences étrangères et tensions locales
Né en 1959 dans une riche famille des monts Rwenzori, Mbusa Nyamwisi tire sa force d’un réseau bâti sur plusieurs échelles, de Butembo à Kinshasa, de Beni à Kampala, de Johannesburg à Bruxelles. Héritier d’une lignée de chefs coutumiers nande, il s’est d’abord nourri de la forte assise locale de son frère aîné, Enoch Nyamwisi, ancien ministre de Mobutu Sese Seko, assassiné en 1993. Reste sa statue, qui trône en plein centre-ville de Beni, amputée, en novembre 2014, de la tête et des bras par des manifestants aux motivations obscures. « Je n’étais pas favorable à cette statue, car mon frère a déjà une avenue à son nom », réagit Mbusa Nyamwisi. Sa sérénité se trouble à propos de cette affaire.
Des habitants de Beni se réunissent en mai 2015 autour de la statue d’Enoch Nyamwisi, frère aîné de « Mbusa », dont les bras et la tête ont été coupés. / KUDRA MALIRO/AFP
Ce fils de pasteur a aussi bénéficié des réseaux protestants, puis de sa proximité avec Yoweri Museveni, le président ougandais au pouvoir depuis 1986. Le 20 octobre 1996, les deux hommes se sont rencontrés à Gulu, dans le nord de l’Ouganda.
Laurent-Désiré Kabila, père de Joseph Kabila, repère rapidement cet homme capable d’atténuer ses colères et de le conseiller. « Il voulait faire arrêter tous les chefs coutumiers du Kivu ! Je l’en ai dissuadé », se souvient Mbusa Nyamwisi avec amusement. Le « Mzee » (le « vieux ») lui confie un poste dans la Commission de pacification du Sud-Kivu, puis la direction de l’Agence nationale de renseignements (ANR) au Nord-Kivu. Pour un mois seulement : « Je me sentais une vocation politique et non pas de cadre d’une police secrète d’un régime dont je ne connaissais pas les intentions réelles. »
Il revient à Goma, la capitale du Nord-Kivu, après le 2 août 1998, lorsque Laurent-Désiré Kabila rompt avec ses alliés rwandais et ougandais. En réaction, ces derniers mobilisent une rébellion qui contrôle rapidement la moitié du pays, le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), dont « Mbusa » est un membre fondateur. Elle est bientôt scindée entre pro-rwandais et pro-ougandais. Lui choisit la faction ougandaise, renverse son président et collabore pleinement avec le général Salim Saleh, frère de M. Museveni, dont l’armée occupe le district d’Ituri, à la frontière ougandaise.
Dans cette région riche en or, un conflit foncier oppose de longue date deux communautés, les Hema et les Lendu. Les rivalités sont alimentées par des lectures de l’histoire faisant des Hema, principalement éleveurs, une menace pour les Lendu, en majorité agriculteurs. Elles prendront la forme d’attaques de villages, puis de formations de milices de part et d’autre.
L’équilibre par la terreur
Dans ce bain idéologique, « Mbusa », qui se définit comme « militaire autodidacte », va prospérer à force d’alliances et de contre-alliances. A travers l’Armée populaire congolaise (APC), le bras armé du RCD-K/ML, il soutient d’abord les Lendu contre les Hema de l’Union des patriotes congolais (UPC). Les deux groupes commettent des massacres et des pillages sur les civils. L’ancien chef de milice Germain Katanga, condamné en 2014 pour « crimes contre l’humanité » par la Cour pénale internationale (CPI), se souviendra de ce protecteur diffusant les théories racialistes. « Pour nous, il disait non à la paix. A partir de là, il fallait qu’on puisse aider ces militaires de l’APC, par tous les moyens », concluait-il devant ses juges.
En septembre 2002, les miliciens de l’APC massacrèrent près de 1 500 personnes, principalement Hema, dans le village de Nyankunde, au sud de Bunia. Trois jours durant lesquels les patients de l’hôpital local ont été assassinés sur leur lit. A l’évocation de ces événements, « Mbusa » répond sans sourciller : « Cela n’a servi a rien, si ce n’est à diviser le monopole de la violence. On a simplement créé un équilibre par la terreur. » A l’époque, il affronte l’autre grande rébellion congolaise, menée par Jean-Pierre Bemba, aujourd’hui emprisonné à la CPI. Nul n’est vraiment capable de chiffrer le nombre de morts causées par ce qu’il appelle froidement « nos petites crises ».
En 2002, le Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC l’accuse de s’être enrichi grâce à la guerre, notamment lorsque les taxes frontalières ont été abolies entre l’Ouganda et la zone contrôlée par le RCD-K/ML. Ce qu’il dément sans vraiment convaincre, assurant qu’il « voyage en classe éco ». A cette époque, il est pourtant l’incontournable interlocuteur des pétroliers britanniques désireux d’exploiter les blocs du lac Albert, à la frontière ougandaise, ainsi que des vendeurs d’armes.
A l’aéroport de Bunia (Ituri), en mai 2003, des personnes déplacées par le conflit attendent des vols humanitaires des Nations unies. / MARCO LONGARI/AFP
« J’ai donné l’est à Kabila »
A Kinshasa, à des milliers de kilomètres de Beni, Laurent-Désiré Kabila est assassiné en janvier 2001 et son fils Joseph lui succède. La RDC est coupée en trois. Pour la réunifier, il faudra les accords de Sun-City et de Pretoria, signés en 2002 en Afrique du Sud, ouvrant à une transition dans laquelle Jean-Pierre Bemba devient vice-président et Mbusa Nyamwisi ministre de la coopération régionale, puis des affaires étrangères, et enfin vice-premier ministre chargé de la reconstruction.
Toujours en quête de marchés à conquérir, « Mbusa » est candidat à la présidentielle de 2006, avant de soutenir la candidature de Joseph Kabila, puis de s’opposer une fois encore à lui en 2011 et de partir en exil l’année suivante. Depuis, la rébellion s’est changée en parti politique, des combattants de l’APC ont intégré l’armée congolaise, et des Nande proches de « Mbusa », l’Assemblée nationale.
« On ne m’a pas chassé du pouvoir, nuance-t-il. Je l’ai quitté car je ne voyais plus à quoi il servait. C’est moi qui ai donné l’est à Kabila, avec lequel j’ai travaillé huit ans. C’était dur entre nous. Il avait besoin des agressions rwandaises et ougandaises pour manœuvrer et mobiliser. C’est encore sa stratégie aujourd’hui. »
Car l’instabilité demeure dans sa région natale. Depuis octobre 2014, des massacres ont lieu autour de Beni, attribués par Kinshasa et Kampala aux Allied Democratic Forces (ADF), qualifiés de « djihadistes ». Le régime congolais et M. Nyamwisi s’accusent mutuellement d’entretenir cette rébellion islamiste d’origine ougandaise, accueillie par Mobutu Sese Seko et un temps soutenue par les services secrets du Soudan d’Omar Al-Bachir.
Depuis décembre 2017, l’armée ougandaise mène des opérations sur le territoire congolais, officiellement pour démanteler les camps des ADF. « Museveni dit : “Comme Kabila prétend qu’il y a des terroristes, on le prend au mot. Mais dans un cadre organisé”. Sauf que Joseph Kabila connaît très bien l’ancien chef des ADF [arrêté en mars 2015 en Tanzanie et extradé en Ouganda], Jamil Mukulu, qu’il a logé à Kinshasa avant 2001. » Une histoire qu’il raconte depuis plusieurs années, laissant entendre que le régime en place est le seul à instrumentaliser les violences. « J’ai le défaut ou l’avantage de connaître tout le monde », ajoute-t-il en souriant.
En quête d’une alliance régionale
Un temps en disgrâce en Ouganda, il affirme être proche à nouveau de Yoweri Museveni qui, dit-il, lui a interdit de reprendre langue avec son frère, le général Salim Saleh. « Ça se passe comme sur des roulettes », crâne-t-il aujourd’hui, persuadé d’être en mesure d’embarquer le puissant voisin ougandais dans son marché avec l’opposition. Il s’est rendu à Addis-Abeba, le 28 janvier, pour s’entretenir, en marge du 30e sommet de l’Union africaine, avec Moïse Katumbi, des hauts fonctionnaires de l’ONU et des membres de la délégation du président Museveni.
« Mbusa » prétend aussi avoir l’oreille du pouvoir tanzanien sur les questions congolaises et s’être rapproché du nouveau président de l’Angola, Joao Lourenço. Ce que dément le chef de la diplomatie angolaise, pour lequel le plan régional de M. Nyamwisi « semble irréaliste et farfelu ».
« Mbusa est informé à l’avance des plans politiques et militaires des Ougandais en RDC, constate un cadre des Nations unies. Une certitude : il est le “Monsieur Connexion” de l’opposition congolaise et œuvre à renforcer l’alliance entre la Tanzanie et l’Ouganda pour isoler le Rwanda ». Mais « Mbusa » sait bien que chacun peut trahir. Y compris lui-même.