« Le collectif contre la venue de Rihanna au Sénégal m’a fait honte »
« Le collectif contre la venue de Rihanna au Sénégal m’a fait honte »
Par Hamidou Anne (chroniqueur Le Monde Afrique)
Selon notre chroniqueur, des fanatiques sans poids ni influence ont profité de la visite de la chanteuse pour se donner en spectacle.
Chronique. Venue participer, les 1er et 2 février à Dakar, à la conférence de financement du Partenariat mondial pour l’éducation coprésidée par les présidents Macky Sall et Emmanuel Macron, la chanteuse Rihanna a été déclarée persona non grata par un « Collectif contre la franc-maçonnerie et l’homosexualité ». Celui-ci accuse la star d’être une « illuminati » « porteuse de plusieurs dangers socioculturels » pour le Sénégal.
Comme je m’y attendais, et en dépit des sornettes de ces « complotistes du vendredi », Rihanna est venue et est repartie sans anicroche. Puis les millions de Sénégalais qui ne connaissent ni la chanteuse ni ce collectif de dévots ont vaqué à leurs occupations, se débattant dans un quotidien souvent difficile.
Une petite bande d’excités
Franc-maçonnerie, homosexualité, voire prosélytisme luciférien : telles sont les accusations qu’ont subies, ces derniers temps, nombre de femmes et d’hommes publics au Sénégal. Dans le cas de Rihanna, encore une fois, Internet a permis à une petite bande d’excités, drapés du manteau de la religion, de se donner en spectacle, entre communiqués guerriers et appels à manifester. Mais ces fanatiques, regroupés dans une trentaine d’associations religieuses marginales n’ayant jamais accepté la laïcité dans notre pays, n’ont ni poids ni influence.
Ceux qui fustigent la présence de Rihanna au Sénégal sont les mêmes qui avaient appelé à la censure de l’ouvrage Les Derniers Jours de Muhammad (Albin Michel), de l’universitaire Hela Ouardi, jugé blasphématoire. Ce sont les mêmes qui avaient porté plainte contre une chanteuse pour un accoutrement considéré trop sexy et donc contraire aux bonnes mœurs. Et ce sont les mêmes qui, déjà en 1992, fustigeaient la visite du pape Jean-Paul II à Dakar. Heureusement, le président Abdou Diouf n’avait pas donné suite à leur requête.
Ces pères-la-morale se sont désignés gardiens d’une vertu qui n’a jamais existé dans notre pays. Sur la Toile ou autour de moi, d’aucuns évoquent le spectre d’un « Sénégalistan » et la prise de pouvoir des religieux, voire des extrémistes islamistes. Il n’en est rien, mais c’est un fantasme récurrent au sein de notre intelligentsia : la laïcité serait en danger face à l’hydre islamiste. Le péril de l’extrémisme sénégalais est parfois brandi, exagéré par certains chercheurs et par des penseurs soucieux de jouer aux hérauts de la laïcité face à un Etat en déliquescence et bientôt aux mains des religieux.
Je me souviens d’un échange que j’ai eu avec une chercheuse française qui soutenait que la fermeture des bars et cafés sur l’avenue Pompidou, à Dakar, était le signe d’une percée islamiste. Je lui ai répondu que les bars fermés n’ont pas été remplacés par des librairies salafistes, mais par des fast-foods et des commerces. En outre, il y a eu simplement un déplacement des lieux de distraction vers un autre quartier, en l’occurrence celui des Almadies, où l’alcool coule et la musique résonne tous les jours, du soir à l’aube.
Silence des intellectuels
Le danger d’une prise de pouvoir des bigots sénégalais est largement exagéré, mais il faut savoir analyser les signaux qui émergent de certains pans de la société. Il faut écouter le message en sourdine, qui pourrait à terme à se transformer en action violente, et le silence qui lui fait écho. L’élite intellectuelle, hormis le journaliste Madiambal Diagne, dans une chronique courageuse, est restée aphone. Or le silence des intellectuels et l’irresponsabilité des gouvernants constituent la plaie béante à travers laquelle le virus de l’intolérance s’incruste dans le corps social.
L’état de notre société laisse la porte ouverte à de graves dangers. L’école, abandonnée depuis des décennies par des politiques publiques inefficaces, n’est plus un lieu de socialisation. L’usage d’Internet est aussi un facteur de risque et peut conduire à une « ignorance organisée », comme le souligne Achille Mbembe. Face à tous ces dangers, il est urgent d’avoir une classe politique soucieuse de l’importance de la République. C’est elle qui garantit les libertés publiques et protège des extrémistes – de ceux qui croient comme de ceux qui ne croient pas.
Hamidou Anne est un consultant en communication institutionnelle sénégalais qui vit à Dakar. Il est également coauteur de l’ouvrage collectif Politisez-vous !.