Première grève dans l’industrie du jeu vidéo française depuis sept ans
Première grève dans l’industrie du jeu vidéo française depuis sept ans
Par Corentin Lamy, William Audureau
21 salariés de la société parisienne Eugen Systems ont cessé de travailler depuis mercredi 14 février pour protester contre leurs conditions de travail.
VIngt et un salariés de la société Eugen Systems (la série « Wargame ») se sont mis en grève pour protester contre des manquements au droit du travail.
C’est une situation rarissime dans le jeu vidéo. Vingt et un salariés sur la cinquantaine d’employés que compte l’entreprise de jeu vidéo Eugen Systems ont entamé une grève mercredi 14 février. Ils étaient encore une dizaine ce jeudi 15 février. Les grévistes dénoncent des « atteintes à [leurs] droits », comme des salaires inférieurs aux minimums légaux, des heures supplémentaires non comptabilisées et non rémunérées, ou encore des retards de paiement.
Dans un communiqué relayé jeudi par le jeune Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV), fondé à l’automne dernier à l’initiative notamment d’un noyau de salariés d’Eugen Systems, les grévistes disent en être arrivés à ce mode d’action du fait du manque d’écoute de la direction. Selon eux, les entorses au droit du travail se sont même multipliées à mesure que les salariés mécontents faisaient remonter leurs griefs.
Ils affirment que plusieurs employés ont été recrutés en tant que cadres, mais sont rémunérés selon la grille de salaire des techniciens. Avoir de l’ancienneté mais bénéficier du grade réservé aux débutants. Afficher un bac +4 mais percevoir la rémunération d’une personne sans diplôme.
La direction d’Eugen Systems a publié jeudi dans la soirée un communiqué assurant « [respecter] parfaitement les minima de salaires pour l’ensemble des employés, et [réaliser] en tout état de cause des régularisations lorsque cela était nécessaire ». Elle reconnaît, entre autres, des erreurs sur les fiches de paie de deux salariés, erreurs « qui [seront] bien évidemment corrigées sur la paie de février 2018 ».
Attaquée sur sa gestion des heures supplémentaires, elle se défend d’avoir recours au « crunch », une pratique courante dans l’industrie et voyant, en fin de projet, des développeurs travailler parfois 70 ou 80 heures par semaine : « Une fois, en 2010, la direction [a sollicité] trois employés afin de rester travailler un samedi. Cela ne s’est jamais reproduit. »
Passés sous le SMIC horaire
L’entreprise, située dans le centre de Paris, est internationalement reconnue pour la qualité de ses jeux de stratégie militaire, comme R.US.E, Wargame et Act of Agression.
Les salariés grévistes espéraient que la situation se réglerait en ce début d’année. « On attendait nos fiches de salaire de janvier pour considérer que les négociations [entamées il y a bientôt un an et demi, avec le soutien d’un avocat] étaient terminées », ont expliqué les salariés grévistes, réunis jeudi dans un pub à deux pas des locaux d’Eugen Systems.
Las, dans les bulletins qu’ils découvrent finalement mercredi, les ajustements réalisés (et justifiés par courrier) par la direction ne sont pas suffisants à leurs yeux. « Les heures de paie apparaissent enfin, mais les salaires bruts ont diminué d’autant », rit jaune un des grévistes. Ce qui a déclenché la grève.
Certains accusent par ailleurs la direction de leur avoir sciemment fait parvenir leurs bulletins de salaire le 14 février, avec deux semaines de retard, afin de ne pas perturber la sortie du dernier jeu d’Eugen Systems, Steel Division : Normandy 44, disponible depuis le 13 février.
La direction elle, évoque dans son communiqué des complications dues « aux dernières réformes législatives » et « à la mise à jour de la présentation des bulletins de paie », tout en rappelant que les salaires ont bien été versés à temps.
Première depuis 2011
Les cas de grève sont rares dans l’industrie du jeu vidéo, en dépit de manquements récurrents au droit du travail, notamment en termes d’heures supplémentaires non rémunérées et de surcharge intensive de travail – le fameux « crunch ». La dernière grève dans le secteur remontait à 2011, au sein du studio lyonnais Eden Games. Les salariés protestaient alors contre un plan social visant 51 employés sur 80.
Celle des salariés d’Eugen Systems risque d’ailleurs, ils le reconnaissent eux-mêmes, de ne pas durer plus de quelques jours. « Ceux qui ont repris le travail aujourd’hui sont convoqués un par un dans le bureau du patron », croient-ils savoir.
« Ils savent que maintenant que le jeu est sorti, on n’a plus de moyen de pression. Mais on fait grève pour montrer jusqu’où on est prêts à aller. Ce qu’il nous faut maintenant, c’est encourager les gens à mettre leurs reproches par écrit, de façon à pouvoir aller aux Prud’hommes ».
Depuis le début de l’année, et l’émergence du STJV comme nouvel interlocuteur pour la presse et les pouvoirs publics, plusieurs enquêtes publiées par Le Monde, Mediapart, Canard PC ou encore Gamekult évoquent de manière concordante une culture de la surcharge de travail, des salaires modestes et dans certains cas, un management oppressant. Les révélations concernant la culture d’entreprise et le management de Quantic Dream, fleuron du jeu vidéo français, ont également amené plusieurs politiques à exiger, de la part du futur groupe parlementaire consacré au jeu vidéo en cours de constitution, une vigilance aux questions sociales et à l’application du droit.