Comment l’agence de propagande russe sur Internet a tenté d’influencer l’élection américaine
Comment l’agence de propagande russe sur Internet a tenté d’influencer l’élection américaine
Par Martin Untersinger
En inculpant 13 personnes, la justice américaine donne pour la première fois un aperçu du dispositif mis en place pour peser sur l’élection via les réseaux sociaux.
A la « fabrique de troll » de Saint Petersbourg, en Russie, en avril 2015. / Dmitry Lovetsky / AP
Dans son courriel, Irina Kaverzina s’excuserait presque. « Il y a eu une petite crise au travail » écrit-elle le 13 septembre 2017 à un membre de sa famille. Mais elle n’est pas une simple employée de bureau en retard à un dîner. Depuis 2014, elle travaille, selon la justice américaine, au sein de l’Internet Research Agency (IRA), un organisme russe engagé depuis des mois « dans une guerre informationnelle contre les États-Unis ». Et elle sent le vent tourner. « Le FBI a répéré nos activités (je blague pas !). J’ai dû m’occuper de couvrir les traces »
Ce court message figure dans les 37 pages du document d’accusation publié par les équipes du procureur spécial Mueller dans lequel il inculpe Mme Kaverzina et 12 de ses compatriotes pour avoir tenté d’infléchir le cours de l’élection présidentielle américaine de 2016. Ce document résumant les éléments en possession de la justice américaine dans ce dossier brûlant donne pour la première fois un aperçu du dispositif mis en place par la Russie pour peser sur l’élection.
Le cœur de l’opération se déroule au 55 rue Savushkina, à Saint-Pétersbourg. C’est dans ce banal immeuble de trois étages qu’en 2013 a été installée l’IRA. Dès 2014, cet organisme spécialisé dans la propagande sur Internet et fort de quelques centaines d’employés s’intéresse, toujours selon le document d’inculpation « aux questions sociales et politiques controversées aux États-Unis ».
Une unité visant l’élection de novembre 2016 est mise en place, et comptera plus de 80 personnes. Des agents de l’IRA sont dépêchés sur le territoire américain pour réunir des informations utiles à l’opération. Selon la justice américaine, ils préparaient leurs expéditions comme des agents de renseignement, avec des portables jetables et des « scénarios d’évacuation ».
Une propagande qui s’intensifie
Plus l’élection approche et plus l’activité semble intense, à en croire la recension qu’en fait la justice. Des agents sont chargés de créer des centaines de comptes sur divers réseaux sociaux, dont certains compteront plusieurs dizaines de milliers d’abonnés. Leur hiérarchie demande à ce que soient particulièrement visés « les utilisateurs insatisfaits de la situation sociale et économique ». Ces faux-comptes traiteront donc largement de religion, d’immigration ou de la place des Noirs dans la société américaine. Cette myriade de comptes propageront également de nombreuses rumeurs — par exemple sur des irrégularités dans le vote par correspondance — dont l’audience sera assurée par l’achat régulier de publicités sur les réseaux sociaux, à hauteur de plusieurs milliers de dollars par mois.
Courant 2016, ces pages tentent de façonner l’image des candidats à la présidence. Il leur est ainsi ordonné « d’utiliser toutes les opportunités possibles pour critiquer Hillary et les autres (sauf Sanders et Trump, on les soutient) », selon une instruction interne reproduite dans le document d’inculpation. À peu près à la même période, leur effort de propagande s’intensifie en direction des États « violets », dont le vote pour l’élection est indécis, entre le rouge républicain et le bleu démocrate.
Organisation de manifestations
L’influence de l’IRA dépasse largement les réseaux. Selon le document d’inculpation, en ligne avec des informations parues ces derniers mois dans la presse américaine, les agents russes ont organisé sur le sol américain des manifestations, quasi-systématiquement en faveur de Donald Trump ou contre Hillary Clinton.
Pour cela, la mécanique est rôdée. D’abord, leurs influents comptes sur les réseaux sociaux promeuvent le rassemblement. En se faisant passer pour de simples militants, ils contactent des sympathisants de Trump pour les convaincre d’y assister. Ils ont même pris langue à plusieurs reprises avec des membres locaux du comité d’organisation de la campagne de Trump. A l’un d’eux, ils écrivent :
« La Floride est encore un État violet, et nous devons le peindre en rouge ! Et si nous organisions une ÉNORME manifestation pro-Trump dans toutes les villes de Floride ? »
Il lui arrive aussi de dédommager certains sympathisants. En Floride, l’IRA a payé pour la construction d’une cage fixée sur un camion. A l’intérieur, un manifestant y incarnait Hillary Clinton en tenue de prisonnière. Lui aussi contre rémunération.
À la lecture de ce document d’inculpation, on comprend que sur les réseaux sociaux, l’IRA n’a fait qu’utiliser des outils conçus pour le marketing et la publicité. La description qu’en fait la justice américaine la fait d’ailleurs ressembler à n’importe quelle entreprise du secteur. Des « shifts » sont organisés pour alimenter les comptes sur les réseaux sociaux. Des experts en analyse de données scrutent les performances de chaque publication : nombre de clics, de partages, de « J’aime »… À leurs côtés, des experts du référencement ou du graphisme complètent les effectifs de cette PME de propagande. Jusqu’au moindre détail : un agent de l’IRA, de retour d’Atlanta en novembre 2014, rapporte à son supérieur hiérarchique les informations recueillies mais aussi… Ses notes de frais.