L’Argentine veut donner plus de latitude à ses policiers pour tirer
L’Argentine veut donner plus de latitude à ses policiers pour tirer
Par Christine Legrand (Buenos Aires, correspondante)
Le président Mauricio Macri a reçu en héros un officier qui a tué un voleur en lui tirant dans le dos, provoquant un débat sur le danger d’une dérive sécuritaire du gouvernement.
Le président argentin, Mauricio Macri, reçoit, le 1er février 2018, le policier Luis Chocobar, mis en examen pour « homicide aggravé » pour avoir tiré dans le dos d’un voleur qui s’enfuyait. / STR / AP
Alors que l’insécurité est l’une des principales préoccupations de la population, derrière l’inflation, le gouvernement de Mauricio Macri propose un « changement de doctrine » pour les forces de l’ordre : celles-ci auraient le droit d’utiliser leur arme à feu même si ce n’est pas strictement dans une situation de légitime défense. La législation actuelle justifie de tirer seulement si le délinquant est armé et menace d’utiliser son arme.
Ce projet de modification du code pénal provoque une polémique à Buenos Aires, où les détracteurs de M. Macri dénoncent le danger d’une dérive sécuritaire et soupçonnent le gouvernement de vouloir avant tout réprimer un mécontentement social croissant face à une dure politique d’austérité.
L’un des détonateurs de cette polémique s’est produit, le 8 décembre, dans le quartier populaire de La Boca, à Buenos Aires. Ce jour-là, un policier, Luis Chocobar, qui n’était pas en service, a tué par balles un jeune voleur qui venait d’attaquer et de blesser grièvement un touriste américain. Malgré la mise en examen pour « homicide aggravé » du policier, qui a tiré sur le jeune homme dans le dos alors que celui-ci s’enfuyait et ne représentait plus une menace directe, le président Macri a reçu l’agent Chocobar comme un héros à la Casa Rosada, le palais présidentiel, le 1er février.
Une des plus ferventes partisanes d’une politique de « mano dura » (« main de fer ») pour combattre la délinquance est la ministre de la sécurité, Patricia Bullrich. En novembre 2017, alors qu’un jeune indigène mapuche, Rafael Nahuel, avait été tué par balle en Patagonie par un membre de la Préfecture navale, elle avait immédiatement justifié cet acte en affirmant qu’il s’agissait d’un cas de légitime défense, alors qu’aucun élément n’étayait cette hypothèse. « C’est la version de la Préfecture, c’est-à-dire une force de l’Etat. Pour nous, cette version a donc force de vérité », avait-elle précisé.
Après l’affaire Chocobar, Mme Bullrich a annoncé que « la charge de la preuve sera [it] inversée » en faveur des policiers : « Jusqu’à présent, lors d’un affrontement, c’était le policier qui allait en prison. Nous allons changer la doctrine (…) Nous allons changer le code pénal », a-t-elle annoncé. Cependant, l’inversion de la charge de la preuve ne figure pour l’instant pas dans les projets d’une commission de douze experts chargés depuis un an par le président Mauricio Macri d’étudier une réforme du code pénal.
Les organisations de défense des droits de l’Homme ont condamné des pressions politiques menaçant l’indépendance du pouvoir judiciaire. « Macri aime cette police qui tire dans le dos, mais pas nous », a déclaré la présidente des Grands-Mères de la Place de Mai, Estela de Carlotto. « Ce n’est pas parce qu’il est un délinquant qu’un jeune doit mourir », a-t-elle ajouté accusant « le gouvernement d’ouvrir la porte à la violence institutionnelle ».
Au cas Chocobar est venu s’ajouter, le 10 février, la mort d’un jeune élève policier de 18 ans, Emanuel Garay, pendant un entraînement brutal à La Rioja (nord-ouest du pays). Quatorze autres élèves, entre 19 et 26 ans, ont été hospitalisés et sont dans un état critique. Emanuel Garay est mort de déshydratation sévère après une agonie de six jours : ses supérieurs lui avaient interdit de boire pendant les exercices, réalisés pendant des heures alors que la température dépassait les 40 °C.
« Ce qu’ils ont fait à ces garçons ce jour-là, ce n’était pas un entraînement. Ils les ont maltraités, ils les ont frappés, ils leur ont fait des horreurs. On dirait un récit de la dictature militaire, a dénoncé Roque Garay, le frère de la victime. Quand ils demandaient de l’eau, on leur refusait et on les insultait : “Pédés, allez demander de l’eau à vos mamans”. »
Piètre image de la police
Une enquête pénale a été ouverte, quatre commissaires et quatre officiers chargés de l’entraînement des jeunes recrues ont été arrêtés, accusés d’homicide et de manquement à leurs fonctions. Les mauvais traitements pratiqués à l’école de police de La Rioja avaient déjà été dénoncés par le passé. Cette mort a réveillé le souvenir de la mort sordide, en mars 1994, d’un jeune soldat, Omar Carrasco, dans une garnison de Neuquén (sud-ouest). Son corps, couvert de coups, avait été retrouvé vingt jours après sa disparition, alors que l’armée avait affirmé à ses parents que leur fils avait déserté. Le cas Carrasco avait bouleversé la société argentine, conduisant le président Carlos Menem (1989-1999) à abolir le service militaire obligatoire.
Depuis l’époque de la dictature militaire, la majorité des citoyens argentins ont une piètre image de leur police, qui a participé à la sanglante répression des années de plomb (1976-1983). Mais les multiples scandales de corruption de ces dernières décennies impliquant des policiers dans des affaires de drogue, de prostitution, de traite de personnes, de vols et d’enlèvements n’ont pas amélioré son image. Dans le même temps, les Argentins vivent dans l’angoisse des vols et des agressions. Les quartiers privés, véritables ghettos protégés par une police privée, se sont multipliés, même si le taux d’homicides en Argentine est un des plus bas de la région.
La position du gouvernement Macri, dont certains fonctionnaires réclament jusqu’à l’application de la peine de mort, séduit une grande partie de la société argentine. Elle va cependant à l’encontre du discours officiel affirmant que le pouvoir exécutif ne doit pas interférer avec le pouvoir judiciaire.