« Hai domo ! Virtual youtuber Kizuna AI desu ! » Kizuna AI commence toutes ses vidéos par la même phrase — « Salut tout le monde ! Ici la youtubeuse virtuelle Kizuna AI ! ». Comme les autres youtubeuses, elle se met en scène face caméra, raconte sa vie, joue à des jeux vidéo et participe aux plaisanteries à la mode sur Internet. Cette vidéaste stakhanoviste produit près d’une vidéo par jour, et frise le million et demi d’abonnés, après une année et quelque seulement sur YouTube. Pas mal pour une vidéaste… qui n’existe pas.

Car Kizuna AI (acronyme d’« intelligence artificielle ») est un personnage imaginaire. Elle a les traits d’une héroïne de manga, de grands yeux bleus et de longs cheveux châtains parcourus de quelques mèches roses. Mais derrière cette jeune fille enjouée qui s’exprime en japonais se trouvent, en réalité, une actrice et un script. Ce sont eux qui lui donnent vie : chaque mouvement et expression de la comédienne sont automatiquement transférés sur le modèle 3D de Kizuna AI, et c’est sa voix qui habite le personnage.

あんな声やこんな声で話題の声ゲーに挑戦♡
Durée : 07:28

Fille fantôme, fille chat, fille zombie

Les vidéos nombreuses, et en apparence anodines, de cette chaîne YouTube représentent en fait un travail considérable, et codifient cette étonnante pratique qui a émergé en 2017. Kizuna AI accumule des dizaines, des centaines de milliers de vues sur chacune de ses vidéos — quand elles n’atteignent pas des millions. La plus populaire, qui a généré plus de 2,7 millions de visionnages, montre la jeune fille en pleine séance de fitness.

Ses vidéos se veulent variées : entre coup de gueule sur le dernier iPhone et tests de jeux vidéo. On la voit par exemple s’essayer à l’ultrapopulaire PlayerUnknown’s Battleground (ce n’est pas fameux), à d’obscurs jeux de rôle coréens qui sponsorisent ses vidéos, ou à Superhot en réalité virtuelle. Polie, elle dit bonjour à tous ses ennemis avant de les refroidir. Elle joue à un jeu de drague pour se conquérir elle-même. Elle s’essaie aussi à Akinator, le célèbre jeu de devinettes, pour y trouver son propre personnage. Elle apprend l’anglais, et Internet entre en transe quand elle apprend à dire « fuck you » (« va te faire foutre ») à cause du dernier Resident Evil. Bref, la youtubeuse virtuelle fait preuve d’inventivité, s’assurant une masse de fidèles toujours plus grande.

Kizuna AI est la youtubeuse la plus suivie de ce genre émergent. Une armée de personnages virtuels et d’imitations est en marche, et commencent même à converser et s’inviter les uns les autres dans leurs vidéos, comme leurs modèles humains. Mirai Akari, la « Poulidor » du genre, compte 350 000 abonnés et 23 millions de vues. Suivie d’une large palette de personnages : une fille fantôme, une fille chat, une fille zombie — une majorité d’avatars féminins. Les personnages masculins, plus rares, existent aussi.

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Durée : 04:55

Personnage virtuel, revenus réels

Qui se cache réellement derrière Kizuna AI ? Les personnes physiques ou morales derrière le personnage sont encore anonymes. Mais quelque part, quelqu’un, un groupe de personnes ou une entreprise génère des revenus avec la monétisation de ces vidéos. La plupart d’entre elles affichent de la publicité. Et certains jeux vidéos sont testés par Kizuna AI contre rémunération, dans le cadre d’opérations de communication. Difficile de savoir précisément combien rapportent les deux chaînes de la youtubeuse virtuelle — le chiffre dépend de plusieurs variables — mais cela se compte probablement en milliers d’euros mensuels, selon les estimations du site Social Blade.

Les vidéos sont sous-titrées dans une myriade de langues par les fans

La petite star a bien évolué depuis ses premiers essais sur Nico Nico Douga, l’équivalent japonais de YouTube. Les otakus, ces fans de pop-culture japonaise, ont tout de suite accroché à son design, son humour, ses références, et son caractère qui oscille entre le lunaire et le pince-sans-rire. Un personnage clairement destiné à un public d’abord masculin, réceptif aux codes du « moi », le « mignon » pop culturel japonais. Les vidéos, en japonais, sont traduites et sous-titrées dans une myriade de langues à vitesse flash par les fans, preuve d’un public dispersé partout autour de la planète.

Kizuna AI semble en passe de devenir un véritable personnage de culture populaire. Sur la plate-forme TumblR, les extraits et fanarts (dessins réalisés par les fans) de la youtubeuse fleurissent. Qui plus est, le modèle du personnage étant librement disponible, il peut être réutilisé à l’envi, et s’invite même dans VR Chat, monde imaginaire dans lequel peuvent se plonger les détenteurs de casques de réalité virtuelle.

Des logiciels accessibles à tous

Les youtubeurs virtuels comme Kizuna AI utilisent des logiciels spécifiques, dont certains sont accessibles à tous, pour se mettre en scène et transposer les mouvements de l’actrice au modèle en trois dimensions. Avec Kizuna AI, il y a quelques effets supplémentaires, notamment dans le rendu de ses cheveux.

Le logiciel Miku Miku Dance est par exemple connu pour rendre les mouvements de danse des idoles virtuelles, dont la célèbre Hatsune Miku. Il suffit de le connecter à une caméra comme la Kinect de Microsoft pour détecter précisément les mouvements. Un tel dispositif permet aussi une transmission en direct. Lors de la convention Anime Expo 2017, énorme événement japonais consacré à la japanimation, Kizuna AI disposait de son propre stand où elle échangeait en direct, par écrans interposés, avec les visiteurs.

Dans la pratique, n’importe qui peut reproduire ce type de procédé, de manière plus ou moins fine. Avec le haut du corps seulement, c’est assez simple : il suffit de se procurer le logiciel Facerig, moyennant quelques dizaines d’euros. Celui-ci se contente de tracer les éléments expressifs du visage et de le transposer sur un catalogue de modèles préexistants.

« Un effet de mode »

Et ces outils ne sont pas seulement utilisés pour mettre en scène des youtubeurs virtuels. Certains vidéastes s’en servent pour se munir d’un masque virtuel face à la caméra. Sur YouTube et Twitch, certains utilisent Facerig par volonté d’originalité. C’est le cas de Pixl, 34 ans, qui a pris la décision d’utiliser cet outil quand sa chaîne a gagné en popularité. « En avril 2016, Pewdiepie [le youtubeur le plus populaire au monde] a fait une vidéo sur 60 Seconds !, un jeu auquel je jouais sur YouTube depuis très longtemps. Cela a valu une énorme affluence sur ma chaîne, qui est passée de deux cents abonnés à plusieurs milliers », explique-t-il à Pixels. Il tombe sur Facerig par hasard et y trouve un bon compromis pour faire des « face cam » sans dévoiler son identité.

« Je souhaitais rester dans l’anonymat. J’ai repensé à ce logiciel et eu l’idée de me montrer à mon public via un avatar, un panda. L’idée est de rendre mes vidéos un peu plus dynamiques, que mes spectateurs voient quelle tête je fais à tel moment. »

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Durée : 16:43

Mais selon lui, ce type de procédé relève surtout, pour une majorité des utilisateurs, de l’effet de mode. « J’ai vu pas mal de youtubeurs faire une vidéo sur le logiciel pour tester un peu les avatars… ensuite, il prend la poussière ».

Ce fut le cas avec Pewdiepie, qui a lui-même eu sa « phase Facerig », et peu sont ceux qui ont intégralement anglé leur chaîne sur le concept. La popularité toujours grandissante de Kizuna AI changera peut-être la donne.