LES CHOIX DE LA MATINALE

C’est une semaine à faire chauffer les cartes d’abonnement : où donner de la tête entre l’idylle solaire que conte Luca Guadagnino et les souvenirs d’adolescence de Greta Gerwig ? Quand il faut y ajouter les variations sur le thème du genre de Bertrand Mandico et la reprise d’un classique du western.

UN ÉTÉ DE DÉSIRS : « Call Me by Your Name », de Luca Guadagnino

Call Me By Your Name - Extrait Dance Party
Durée : 00:50

Adapté du roman Appelle-moi par ton nom, d’André Aciman (Grasset, 2018), Call Me by Your Name se déroule durant l’été 1983 dans la campagne lombarde, où les Perlman passent leurs étés dans une splendide demeure du XVIIe siècle.

Le père, américain (excellent Michael Stuhlbarg), est professeur d’archéologie et d’histoire de l’art à l’université. La mère (Amira Casar, parfaite comme à son habitude) est franco-italienne, traductrice de profession. Leur fils, Elio (Timothée Chalamet, la nouvelle coqueluche d’Hollywood), 17 ans, est versé dans la musicologie. Entre en scène Oliver (Armie Hammer), splendide créature blonde à l’allure virile, au volant d’une voiture de sport rouge. Il vient passer l’été chez les Perlman pour assister le professeur dans ses recherches. Entre Elio et lui, une attraction immédiate produit étincelles et courts-circuits.

Classique dans sa forme, moderne dans la manière qu’il a d’aborder une histoire d’amour entre garçons, ce récit de formation brûlé au soleil d’Italie, coulé dans une bande originale voluptueuse où Bach dialogue avec Ravel, Sufjan Stevens et John Adams, inscrit le coup de foudre dans un biotope complexe qui relie ses personnages à la nature, à la petite société qui gravite autour de la grande maison, mais aussi à un passé millénaire. L’archéologie, de fait, y opère comme une matrice. Elle permet de penser l’identité comme une sédimentation fluide de couches d’histoire et de culture qui ne demande qu’à être fécondée par la rencontre d’une altérité. Isabelle Regnier

« Call Me by Your Name », film américain de Luca Guadagnino. Avec Armie Hammer, Timothée Chalamet, Michael Stuhlbarg, Esther Garrel (2 h 12).

LA DANSE FÉBRILE DE L’ADOLESCENCE : « Lady Bird », de Greta Gerwig

Lady Bird / Extrait "L'Université" VOST [Au cinéma le 28 février]
Durée : 00:33

Grande fille empruntée au charme nébuleux, Greta Celeste Gerwig, 34 ans, passe à la réalisation avec un genre, plus goudronné qu’une autoroute, le récit de formation, à soubassement autobiographique. Autant dire que parvenir à y faire entendre une note singulière relève de l’exploit. Ici atteint, avec grâce, justesse et élégance, ce qui suffit au plaisir du spectateur.

Le cadre est Sacramento, capitale de l’Etat de Californie, placée par la cinéaste, native de la ville, sous l’invocation assassine d’une citation de sa compatriote, la romancière Joan Didion : « Quiconque parle d’hédonisme californien n’a jamais passé Noël à Sacramento. » Là, pousse comme le chiendent la fantasque adolescente Christine McPherson, alias « Lady Bird », à laquelle la jeune actrice américano-irlandaise Saoirse Ronan, cheveux rouges et regard ciel, confère la juste mesure de déprime et de piment.

Parents aimants qui se sacrifient pour elles, dernière année d’un collège religieux, ennui provincial, rêve d’émancipation new-yorkaise, attente du grand amour. Tout cela et tous ceux-là dansent avec Christine la danse incertaine, fébrile, rayonnante et étrange de l’adolescence, au rythme d’une mise en scène dont le premier et le dernier mot restent la délicatesse. Jacques Mandelbaum

« Lady Bird », film américain de Greta Gerwig. Avec Saoirse Ronan, Laurie Metcalf, Tracy Letts, Timothée Chalamet, Beanie Feldstein, Lucas Hedges (1 h 34).

CONTE INITIATIQUE : « Les Garçons sauvages », de Bertrand Mandico

LES GARÇONS SAUVAGES - Bande Annonce
Durée : 01:37

Les épithètes pleuvent dès qu’il s’agit de qualifier le cinéma foisonnant de Bertrand Mandico : symboliste, ésotérique, érotomane, hétéroclite… Tous lui conviennent, mais aucun ne décrit parfaitement cet art qui remonte au fondement du pacte cinématographique, où les coutures entre images et sons ouvrent autant de brèches vers l’imaginaire.

Suggestifs, les films de Mandico le sont donc littéralement. Et c’est encore le cas des Garçons sauvages, son premier long-métrage après vingt ans d’aventures dans le domaine du court, conçu comme un grand jaillissement de formes et de textures, d’artifices et d’effets mis à nu, le tout s’agglomérant en une somptueuse pâte à modeler les fantasmes.

Le film se présente sous la forme du conte initiatique, au noir et blanc lustré, quelque part entre récit d’exploration et odyssée transformiste. Une bande de cinq vilains garçons, dans la fureur de l’adolescence, sont remis aux mains d’un capitaine hollandais (Sam Louwyck) qui les embarque sur son navire pour une longue et éprouvante traversée.

Ici comme dans les autres films de Mandico, l’aventure se situe avant tout au niveau du sexe, dont il s’agit de brouiller les habituelles lignes de partage. Le coup de génie est sans doute d’avoir confié les rôles des garçons violents à une troupe de jeunes actrices – Vimala Pons, Pauline Lorillard, Diane Rouxel, Anaël Snoek et Mathilde Warnier –, investissant l’androgynie de l’adolescence dans un numéro transformiste de haute volée. Mathieu Macheret

« Les Garçons sauvages », film français de Bertrand Mandico. Avec Pauline Lorillard, Vimala Pons, Diane Rouxel, Anaël Snoek, Mathilde Warnier, Sam Louwyck, Elina Löwensohn et Nathalie Richard (1 h 50).

CHASSÉ-CROISÉ DE GENRES À TUNIS : « L’Amour des hommes », de Mehdi Ben Attia

L'AMOUR DES HOMMES Bande Annonce (2018) Hafsia Herzi, Film Français
Durée : 01:47

Amel (Hafsia Herzi), jeune photographe tunisienne, vient de perdre son mari dans un accident. Terrassée par le deuil, elle est accueillie par la famille du défunt et épaulée par son beau-père, qui l’encourage dans sa pratique artistique. Pour conjurer son chagrin, elle entame une série de photographies mettant en scène de jeunes hommes dénudés qu’elle choisit au hasard dans les rues de Tunis.

A l’origine de L’Amour des hommes, troisième long-métrage du réalisateur et scénariste tunisien Mehdi Ben Attia, préside le désir d’une interversion : celle de donner à un personnage féminin le statut de sujet désirant, et à la gent masculine, celui d’objet du désir. Si le geste est louable, il n’épuise pas tout l’intérêt suscité par le film, dont l’intelligence réside précisément dans la manière dont ce fantasme d’interversion, loin d’être souverain, se trouve sans cesse confronté à la réalité des rapports entre les hommes et les femmes dans la société tunisienne.

Malicieusement, Mehdi Ben Attia agrippe l’attention par un suspense érotique qui ne laisse jamais savoir comment se termineront les séances photo, toujours interrompues pour des raisons différentes. Murielle Joudet

« L’Amour des hommes », film franco-tunisien de Mehdi Ben Attia. Avec Hafsia Herzi, Raouf Ben Amor, Haythem Achour (1 h 45).

SÉCESSION ET REMARIAGE : « Rio Grande », de John Ford

Sur la musique de Victor Young et à la suite d’un générique martial, une compagnie de cavalerie rentre au fort après ce que l’on devine être une bataille sanglante. Personne ne semble avoir la force ou le courage de parler. La colonne est lente, les hommes ont sur le visage l’expression d’un épuisement total.

Les femmes attendent, scrutent le régiment, espérant retrouver debout, vivant pour le moins, un mari, un fils, un père. C’est le début de Rio Grande, de John Ford. Jamais sans doute le cinéma n’avait donné une telle sensation d’hébétude et de souffrance, exprimé en quelques plans muets, une telle impression de dévastation humaine.

Rio Grande (1950) est le troisième volet de ce que l’on a appelé la première trilogie de la cavalerie, après Le Massacre de Fort Apache (1948) et La Charge héroïque (1949). C’est sans doute le film le moins aimé de la série. C’est peut-être le plus beau des trois. Avec le concours du chœur des Sons of the Pioneers, qui poussent la chansonnette durant quelques moments cruciaux, c’est l’une des œuvres les plus sentimentales de Ford. De quoi rebuter a priori tout spectateur blasé ou cynique.

L’enjeu de Rio Grande est ailleurs : il réside dans la manière dont le trauma historique de la division des Etats-Unis s’incarne dans un mariage brisé, et la quête de l’unité perdue dans les retrouvailles d’époux séparés par l’Histoire. Rio Grande pourrait être qualifié de western du remariage. Comment, progressivement, le lien amoureux va se reformer entre les deux époux. Mais c’est aussi un film sur le lien filial, envisagé sous un angle inattendu et complexe. Jean-François Rauger

« Rio Grande », film américain de John Ford. Avec John Wayne, Maureen O’Hara, Claude Jarman Jr (1 h 45).