La localisation de l'usine Embraco, à une trentaine de kilomètres de Turin. / Google Maps

Cela faisait longtemps que Stefano M. n’avait pas ouvert une bouteille de vin. Un barbaresco asili de 2013, léger et fruité. Même son fils aîné de 16 ans a eu le droit à un verre, servi au coin du feu. « Une petite célébration au milieu d’un long cauchemar », sourit cet homme de 49 ans, légèrement voûté par les vingt-quatre années passées devant les lignes d’assemblage de l’usine Embraco du groupe américain Whirlpool, à une trentaine de kilomètres de Turin (Piémont).

Quelques heures auparavant, lui et sa femme, Barbara, qui travaille au même endroit, ont reçu un Texto annonçant un « gel des licenciements » dans leur usine. Stefano et Barbara M. se préparaient jusqu’ici à recevoir une lettre de licenciement à la fin du mois, comme 495 autres de leurs 537 collègues. « On gagne un peu de temps, jusqu’à la fin de l’année au moins », relit à voix haute Barbara, 45 ans. Une « bouffée d’oxygène », dit-elle, en plaçant ses mains de chaque côté de la gorge pour mimer leur asphyxie.

Depuis octobre, le couple vit un compte à rebours qu’il ne s’explique toujours pas. Avec un bénéfice net de 14,2 millions d’euros en 2016, l’entreprise turinoise était un des fleurons du groupe électroménager américain. « On sortait jusqu’à 4 000 pièces chaque jour », se souvient Stefano M., avec une fierté qui lui semble aujourd’hui « tellement mensongère ».

« Tirer plus de ce grand corps »

En 2004, il y avait bien eu une alerte dans l’entreprise turinoise, fondée en 1967 par la célèbre famille Agnelli, cette dynastie « Fiat » si liée au destin de Turin et de l’Italie industrielle. Whirlpool menaçait déjà de délocaliser. Le ministère de l’économie et la région du Piémont avaient sorti cinq et huit millions d’euros pour voler au secours de la société.

Les lignes de production avaient repris, et le bénéfice d’exploitation triplé entre 2012 et 2016. « Mais il fallait encore tirer plus de ce grand corps en bonne santé, quitte à le vider de son sang », explique Rocco Palombella, secrétaire général de l’Union italienne du travail (UILM).

D’abord, ce furent des allers-retours. Quelques salariés envoyés ponctuellement en Slovaquie, pour y former la main-d’œuvre locale. Ceux-là ont vu l’autre usine, qui n’en finissait plus de croître. Ils ont rencontré ces « comme eux, mais en moins cher », résume Stefano M. Pour Whirlpool, les salariés turinois coûtent 26 millions d’euros par an. 7,2 % du chiffre d’affaires de la société italienne, selon les syndicats. « C’était déjà trop pour une multinationale qui ne jure que par le profit », s’emporte Rocco Palombella, du syndicat UILM.

Fin 2017, l’entreprise ne renouvelle pas certains accords internes. C’est la fin du service de transport en bus qui permettait aux salariés de gagner l’usine, située dans la campagne piémontaise. Les salaires sont baissés de 50 centimes par heure. La cantine est, elle aussi, sacrifiée.

« C’était plus dur pour le budget, mais tu tiens parce que tu as quand même toujours du travail », raconte Silvio B., 41 ans, dont vingt-et-un comme technicien sur les lignes d’assemblage. « Ici, le travail est tellement rare que quand tu en as un, tu t’y accroches de toutes tes forces », explique le salarié. Au pied des Alpes bleutées qui forment comme une muraille meringuée de neige, Embraco est la dernière grosse entreprise de la région de Chieri.

« La mort de ma famille »

Mais, le 10 janvier, la direction américaine du groupe annonce la fermeture du site. Seules quarante personnes sont maintenues pour tenir un bureau représentant les intérêts de l’entreprise en Italie. La production part en Slovaquie. « Ce travail, où j’avais un jour rencontré l’amour de ma vie, est devenu soudain synonyme de la mort de ma famille », raconte Barbara M., en jetant un regard inquiet vers ses trois enfants.

En pleine campagne des élections législatives du 4 mars, le désarroi des salariés ne passe pas inaperçu. Comme en France durant la campagne présidentielle, Whirlpool devient le symbole de cette Italie, impuissante à garder ses emplois, malgré une économie qui reprend doucement des couleurs.

Des salariés du groupe Embraco, filiale de Whirlpool, manifestent contre la suppression de 497 des 537 emplois du site de Riva Presso Chieri. / Silvio B. / D.R.

Sur la scène du célèbre festival de chansons de Sanremo, les salariés d’Embraco, dont la moyenne d’âge est de 48 ans, s’invitent pour dire à l’Italie leur peur de « perdre la sécurité d’une vie basée sur un travail honnête ». Même le pape François les reçoit pour leur dire de « combattre jusqu’au dernier souffle ».

L’usine piémontaise devient une étape obligée des candidats en campagne. Mi-janvier, le dirigeant du Mouvement 5 étoiles, Luigi di Maio, vient dire son « espoir d’aider, mais surtout après le 4 mars ».

Pour la droite antieuropéenne, l’affaire est pain bénit. Silvio Berlusconi affirme qu’« il n’y aura plus d’Embraco avec sa flat tax », cette baisse d’impôt généralisée qui devrait inciter les investisseurs à rester en Italie. Comme Marine Le Pen avant lui, Matteo Salvini, le leader du parti d’extrême droite la Ligue, dit « sa solidarité » avec les travailleurs, victimes selon lui d’un gouvernement de centre gauche « soit complice, soit incapable, soit les deux ».

Fin février, les salariés découvrent même sur leur usine une banderole déployée par le groupuscule fasciste Casapound. « Nous occupons l’usine », peut-on lire en lettres rouges et noires. La bannière ne restera que quelques heures. « Nous sommes devenus de la chair fraîche pour servir les intérêts des politiciens », analyse Daniele V., employé depuis trente ans dans l’entreprise d’électroménager. « Nous ne voulions pas être un spot électoral », martèle celui qui ne quitte plus son bleu de travail. « Un combat d’ouvriers devrait être l’affaire de tous, pas d’un parti. »

Le gouvernement de centre gauche de Paolo Gentiloni le sait : le « scandale Embraco » peut être décisif. Le ministre du développement économique, Carlo Calenda, dénonce vite « la totale irresponsabilité de Whirlpool ». Il reçoit l’aide du président du Parlement européen, Antonio Trajani, pressenti comme futur premier ministre si la coalition de droite l’emporte dimanche. Ensemble, Rome et Bruxelles font pression sur Whirlpool.

A l’arraché, le ministère annonce vendredi 2 mars un « gel des licenciements ». Jusqu’à fin 2018, « les salariés recevront la totalité de leur salaire, il n’y aura pas de temps partiel ou de réduction d’horaire », souligne Carlo Calenda, en se disant « satisfait ». Un répit qui pourrait permettre de trouver d’autres investisseurs pour reprendre le site de Riva Presso Chieri, alors que cinq groupes, dont trois italiens et un chinois, ont fait part de leur intérêt.

Grève du 13 mars maintenue

A Turin, l’annonce a été accueillie par des applaudissements, vendredi, lors de l’assemblée des délégués syndicaux de la métallurgie. La journée de grève intersyndicale, prévue le 13 mars en solidarité avec les travailleurs d’Embraco, a toutefois été maintenue.

Devant le bâtiment où se tient la réunion, certains salariés sont venus s’informer. Un colosse aux cheveux gris, qui préfère ne pas donner son nom, se dit « loin d’être soulagé ». « Ils n’ont fait que rallonger le bouillon de la minestrone pour gagner du temps, comme le faisaient les pauvres avant ».

Pour Silvano Zaffalon, représentant syndical d’UILM-UIL, « le destin de l’usine a déjà été décidé par Whirlpool, à l’autre bout du monde ». Et l’élu de déplorer cette « mauvaise maladie » contractée par l’usine : « elle s’appelle multinationale, et elle est très contagieuse et mortelle ». Derrière lui, un petit homme aux cheveux frisés dit quand même son « soulagement de sentir que les politiciens ont compris l’urgence de la situation ». Il dit vouloir « le récompenser dimanche ».

« Faire parler la colère »

Barbara M., elle, n’est pas encore sûre de son vote. Pour cette grande blonde aux yeux clairs, l’histoire des Embraco « est bien le signe qu’il y a un problème dans cette Europe ». Son mari renchérit : « Dans une famille où certains sont fortunés et d’autres non, il y aura toujours des disputes ».

Depuis l’annonce de la fermeture de l’usine, le couple s’est peu mobilisé. « Pas envie de se faire remarquer », justifient ceux qui disent « devoir penser à leur avenir et à celui de leurs enfants ». Mais dans le secret de l’isoloir, dimanche, ils n’excluent pas de « faire parler la colère ».