Haine sur Internet : le plaidoyer d’associations pour muscler la loi française
Haine sur Internet : le plaidoyer d’associations pour muscler la loi française
Par Martin Untersinger
Cinq associations antiracistes interpellent le gouvernement pour modifier la loi punissant les contenus illégaux sur Internet.
Si les associations estiment aujourd’hui que la loi est trop laxiste envers les hébergeurs, renforcer leurs responsabilités risque d’avoir un effet sur des contenus légaux et d’empiéter sur la liberté d’expression. / Illustration Quentin Hugon / Le Monde
La loi française n’est pas assez efficace face aux propos racistes, antisémites et discriminatoires sur Internet. C’est en tout cas la conviction de cinq associations antiracistes qui ont transmis, à la fin de février, au gouvernement, quatorze propositions de modifications législatives que Le Monde a pu consulter.
Le droit français, héritier d’une directive européenne, donne à de nombreuses plates-formes en ligne, lorsqu’elles se contentent de fournir des outils pour publier des contenus, le statut d’hébergeur. Ces derniers – un site de petites annonces ou un réseau social par exemple – ne sont pas responsables d’éventuels contenus illégaux postés par leurs utilisateurs, sauf lorsqu’ils leur ont été signalés.
Selon SOS-Racisme, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra), L’Union des étudiants juifs de France (UEJF), J’accuse ! et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), ce cadre « n’est plus adapté pour lutter efficacement contre les contenus à caractère raciste, antisémite, négationniste et discriminatoire ».
La loi actuelle « a montré des qualités, notamment quand on pense qu’elle a été adoptée en 2004 et qu’à l’époque il n’y avait pas de réseaux sociaux. Avec l’apparition de nouveaux usages, l’instantanéité des réseaux sociaux, il y a un besoin de muscler le dispositif pour faire face à l’impact que peuvent avoir les contenus haineux », précise au Monde le président de l’UEJF, Sacha Ghozlan. Même si elles ne souhaitent pas revenir sur le statut d’hébergeur, les associations proposent des mesures qui accroissent nettement les obligations et les sanctions à leur encontre.
Des propositions pour muscler la loi
Les associations souhaiteraient ainsi les obliger à supprimer tout contenu manifestement illicite et signalé sous quarante-huit heures – la loi prévoit actuellement qu’ils le fassent « promptement » – et « renforcer » les amendes – aujourd’hui jugées peu dissuasives – auxquelles ils s’exposent.
Lorsqu’elles désirent signaler un message litigieux, les associations peinent parfois à identifier un interlocuteur français. Aussi souhaitent-elles que toute entreprise proposant un service en ligne en France désigne un représentant vers lequel pourraient se retourner les associations et les pouvoirs publics. Elles souhaitent également que les peines prévues par le code pénal en matière de racisme, d’antisémitisme notamment, puissent s’appliquer à ce représentant.
Si les associations reconnaissent que les grandes plates-formes ont fait des progrès, elles les jugent encore trop passives lors de certaines saisines judiciaires. Elles proposent de les obliger à recueillir davantage « d’éléments d’identification » de leurs utilisateurs à la création de leurs comptes (adresses courriel, noms, etc.) afin de pouvoir lever plus facilement la barrière de l’anonymat.
Les associations souhaitent aussi que puisse être fermé, par un juge, tout compte (profil Facebook, compte YouTube, etc.) diffusant des contenus illégaux si les éléments permettant d’identifier leur auteur sont insuffisants.
Elles veulent aussi alléger la procédure du signalement des contenus illégaux, en passant d’une lettre recommandée à un simple courrier électronique. Elles réclament également qu’un dispositif accessible à tout internaute de signalement des contenus diffamatoires, injurieux et négationnistes soit obligatoire, alors qu’il est actuellement limité, entre autres, à l’apologie de crimes contre l’humanité, à la provocation au terrorisme ou à la pédopornographie. Les associations voudraient en outre que ce mécanisme soit aussi proposé par les moteurs de recherche.
« Beaucoup d’acteurs qui passent sous le radar »
« Tant qu’il n’y a pas de réforme, nous serons confrontés à des difficultés gigantesques. Il y a toute une série d’acteurs qui essaient d’améliorer leurs systèmes de régulation, mais aussi beaucoup d’autres qui passent sous le radar et ne sont pas soumis à un cadre clair, ce qui laisse la haine se propager », explique Dominique Sopo, le président de SOS-Racisme. « L’enjeu n’est pas un bouleversement des principes, mais un bouleversement en termes d’efficacité. Ces propositions nous permettraient d’avoir un cadre légal et pratique qui soit plus efficace », veut croire M. Ghozlan.
Loin d’être cosmétiques, ces changements forceraient réseaux sociaux, plates-formes numériques et autres sites Internet à davantage réguler les contenus postés par leurs utilisateurs. Si les associations estiment aujourd’hui que la loi est trop laxiste envers les hébergeurs, renforcer leurs responsabilités risque d’avoir un effet sur des contenus légaux et d’empiéter sur la liberté d’expression. C’est ce qu’il s’est passé en Allemagne où un système d’amende extrêmement dissuasif pèse depuis le 1er janvier sur les réseaux sociaux laissant en ligne un contenu manifestement illégal. Dès les premiers jours de son application, des contenus licites ont été supprimés et le nouveau gouvernement pourrait être contraint de revoir sa copie.
Une situation à laquelle ne veut pas aboutir M. Sopo, qui estime que la loi allemande « pose problème » : « Il ne faudrait pas que des contenus soient systématiquement supprimés. » « Une heure, comme en Allemagne, c’est très court. Ce que nous proposons, c’est d’obliger les hébergeurs à supprimer le contenu manifestement illicite en quarante-huit heures, ce qui leur permet de l’évaluer », précise Sacha Ghozlan.
Quid des contenus « terroristes » ?
Même message du côté de la Commission européenne, qui multiplie ces derniers mois les injonctions aux grands réseaux sociaux pour qu’ils fassent la chasse aux contenus illégaux sur leurs plates-formes. Tout récemment, elle menaçait les acteurs du secteur de sévir s’ils ne faisaient pas davantage de progrès, tout particulièrement concernant les contenus « terroristes ». Avec, là encore, la loi allemande comme repoussoir.
En France, le gouvernement a aussi montré des velléités de réforme. Le secrétaire d’Etat chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, expliquait à la fin de janvier au site spécialisé Contexte que la loi française « ne fonctionn[ait] pas bien sur les paroles de haine », laissant entendre qu’un troisième statut, entre hébergeur et éditeur, était envisageable. C’était aussi la recommandation d’un rapport commandé par le premier ministre et relayé tout récemment par le site spécialisé NextInpact.
Les propositions des associations pourraient en tout cas relancer ce débat technique mais dont les implications en matière de liberté d’expression et de lutte contre la haine sont majeures. Les associations veulent en tout cas être entendues des autorités. Elles espèrent qu’Emmanuel Macron, invité mercredi au dîner du conseil représentatif des institutions juives de France, s’exprimera au sujet de la lutte contre la haine sur Internet.