#MeToo : « La politisation de ce mouvement est indispensable »
#MeToo : « La politisation de ce mouvement est indispensable »
Michèle Riot-Sarcey, historienne du féminisme, souligne le risque que « les pouvoirs publics se contentent d’aménager le sort des femmes sans mettre en cause les rapports de pouvoir ».
Michèle Riot-Sarcey, historienne du féminisme. / PIERRE BOUVIER / Le Monde.fr
Dans le sillage de l’affaire Harvey Weinstein, le producteur américain de cinéma, qui aura marqué une rupture pour la condition des femmes, le 8 mars — Journée internationale des droits des femmes — apparaît sous une lumière nouvelle. Quel bilan tirer de ces cinq mois de libération de la parole ? Quelle place les hommes ont-ils dans ce mouvement ? Dans quel contexte historique s’inscrit-il ?
Au cours d’un tchat, jeudi 8 mars, Michèle Riot-Sarcey, historienne du féminisme, a répondu aux questions des internautes.
C : Pensez-vous que l’affaire Weinstein est un réel tournant pour la condition de la femme dans le monde occidental ou s’agit-il simplement d’une phase ? Observons-nous de réels changements ?
Oui, c’est réel tournant, d’autant que ça ne se limite pas à l’Occident. En Afrique y compris, les femmes qui depuis longtemps, par exemple, luttent contre l’excision s’expriment à nouveau.
J’insiste sur une question difficile : partout, il est impossible de séparer la question des mœurs, des coutumes, du domaine politique. Toutes les sociétés ont été fondées sur des rapports de pouvoir et de domination, particulièrement entre les hommes et les femmes. L’appropriation du corps de l’autre, que ce soit sous la forme du costume, des interdits sexuels ou au contraire des excès, toutes ces pratiques ne sont que le symptôme des rapports sociaux dominants.
Prolonger ce mouvement actuel, c’est s’interroger et remettre en cause la totalité des rapports de pouvoir, et donc, le fondement même de nos sociétés. C’est pourquoi cette question est éminemment politique et doit être prise en charge, y compris par les hommes, puisque la domination, c’est aussi le rejet de l’autre, quel qu’il soit : Noir, juif, Maghrébin, etc.
Titouan : Créer les conditions de l’égalité hommes-femmes, dénoncer, combattre les violences faites aux femmes… ne sont pas des combats qui opposent les genres mais qui devraient associer hommes et femmes. Aujourd’hui, la parole des hommes semble peu visible, comment l’expliquez-vous ?
Pour une fois, effectivement, la parole des hommes est peu visible. Je crois qu’elle existe et qu’elle va s’exprimer : un bon nombre d’entre eux prend conscience de ce qui jusqu’alors allait de soi et qui est désormais considéré comme anormal. Il faut du temps pour que la séduction, la drague ne soient pas confondues avec du harcèlement.
Tout est question de mesure. La liberté appartient à tous et à toutes, et être libre signifie qu’on ne l’est que si l’autre l’est également. C’est pourquoi la politisation de ce mouvement est indispensable. Il ne s’agit pas simplement d’une affaire de société.
Calisto44 : Qu’est-ce qui vous a marqué dans ce mouvement ces dernières semaines ?
Cette libération de la parole est inédite parce qu’internationale, d’autant qu’elle n’a été guidée et suscitée par aucun mouvement constitué. D’ailleurs, si on a un peu de mémoire, c’est en Inde qu’il a commencé.
L’affaire Weinstein n’a que réactualisé la critique qui s’était manifestée dans bien d’autres pays. Ce phénomène collectif est en quelque sorte un réveil de tout un processus historique longtemps resté inaudible. Savez-vous qu’en France, dans les années 1830, l’émancipation était à la mode, et la liberté des femmes, de toutes les femmes, était déjà un thème d’actualité.
Adèle de Saint-Amand, dans sa Proclamation aux femmes, sur la nécessité de fonder une société des droits de la femme, déclarait, en 1834 déjà : « Les femmes ne devront qu’à elles-mêmes leur émancipation définitive. » Et puis : « Les questions les plus dominantes maintenant sont, sans contredit, celles qui ont rapport à la liberté des femmes ; c’est un retentissement universel dans les salons, dans les théâtres, dans les romans, les ateliers et les mansardes. Il n’est pas jusqu’aux journaux mâles qui n’agitent plus ou moins directement les questions de la liberté des femmes. »
Titouan : Les événements de l’automne ont marqué une étape dans la libération de la parole des femmes et la prise de conscience de l’ampleur du problème. Avez-vous le sentiment que cette prise de conscience est suivie d’actes, de changements ?
Oui. Les événements de l’automne 2017 ont marqué une étape dans la prise de conscience des femmes, qui se réapproprient le statut de sujet [citoyenne] qui leur a été dénié pendant plus de deux siècles.
Ce ne sont pas des victimes qui s’expriment, mais des femmes, individus à part entière, qui disent, semble-t-il, une bonne fois pour toutes que leur corps leur appartient. Et qui, enfin, envahissent l’espace public, qui n’a jamais été conçu pour elles.
Seulement, si le mouvement n’est pas politisé au sens fort du terme, les pouvoirs publics vont se contenter d’aménager le sort des femmes, sans mettre en cause le fondement même de la société et les rapports de pouvoir, donc de domination, qui la constituent.
EliottLolo : Quand les privilégié(e)s voient leurs pouvoirs menacés (ici les hommes), ils réagissent, se sentent acculés et refusent de céder leurs droits. Est-ce que cette fois le mouvement permet d’aller plus loin et qu’ils céderont un peu de leurs privilèges et oseront les partager ?
Sans doute, s’ils acceptent de considérer leur liberté comme compatible avec celle de l’autre. L’homme privilégié n’est pas plus libre que celle ou celui qu’il domine. Il le devient que si son interlocutrice — ou son interlocuteur — l’est aussi.
Donc, aux privilégiés de comprendre qu’ils ont un pas à faire pour accéder à la véritable liberté. Etre dominant n’est pas l’expression d’une liberté mais plutôt l’expression d’une crainte.
Blue : Quelles seraient, selon vous, les mesures les plus efficaces pour mettre en place l’égalité hommes-femmes ?
La loi ne sert à rien, puisque nous savons que l’égalité dans notre pays est inscrite dans la Constitution depuis 1946. Et les différentes Assemblées ne cessent de légiférer en vain. La loi sur la parité, par exemple, a un effet limité. Quant à l’égalité réelle au travail ou dans la famille, elle est toujours en devenir, sachant qu’aujourd’hui encore, en France, près de 71 % des tâches ménagères sont encore effectuées par les femmes.
Quant à une loi sur le harcèlement de rue, elle sera sans aucun doute difficilement applicable.
Waïna : La société remet aujourd’hui en question la place de la femme et celle de l’homme, notamment avec les affaires récentes de harcèlement sexuel. Croyez-vous que la représentation de la femme dans la publicité (femme-objet…) contribue à faire de celle-ci un « objet » au service de l’homme ?
La question sur la publicité me semble particulièrement intéressante, parce que la publicité qui construit la femme comme un objet de convoitise, de désir ou de rejet dit bien ce qu’est la société aujourd’hui. Nous sommes dans une société qui valorise la marchandise. Or, le mouvement actuel va à l’encontre de ce fétichisme de la marchandise. Et c’est pourquoi il remet en cause, si on veut bien le lire, les rapports de pouvoir et de domination qui structurent la totalité des sociétés.
Woodini : Que pensez-vous des réflexions et des propositions issues des personnes travaillant sur l’écriture inclusive/égalitaire ?
L’écriture inclusive est incontestablement difficile à appliquer, mais dans la situation présente, une dose d’écriture inclusive ou de féminisation est particulièrement efficace. Personnellement, même si cela me prend un peu de temps, j’applique cette forme d’écriture lorsque l’évidence s’impose.