Donald Trump a rouvert le vieux débat sur les liens entre jeux vidéo et tueries dans les établissements scolaires. / Carolyn Kaster / AP

Analyse. Quand il s’agit de redessiner les lignes de clivage, Donald Trump possède un talent incontestable. En accusant les jeux vidéo les plus violents d’influencer la jeunesse, le locataire de la Maison Blanche n’a pas seulement allumé un contre-feu bien commode face aux appels à mieux encadrer le port d’armes aux Etats-Unis après la tuerie du lycée de Parkland, en Floride. Il a également pris à revers une partie de ses propres électeurs, et amené l’industrie et les différents courants politiques qui la traversent à devoir reconsidérer leur position.

Historiquement, les débats sur le jeu vidéo ont toujours été centrés sur la santé, qu’elle soit physique – épilepsie, addiction – ou mentale. Bien que jamais établi, le lien supposé entre violence et jeux sanglants comme Doom ou Mortal Kombat a été suggéré à de nombreuses occasions, notamment depuis le massacre de Columbine en 1999. Une association le plus souvent introduite par des personnalités conservatrices, des médias institutionnels et des associations de défense de la famille.

Face à ces accusations récurrentes, un contre-discours s’est organisé à partir du milieu des années 1990. Il a d’abord pris la forme d’un lobbying, celui de l’Entertainment Software Association (ESA) aux Etats-Unis, défendant l’image d’une industrie responsable, autorégulée, et guère plus violente que le cinéma ou la télévision. Il a également été le fait, à partir des années 2000, de chercheurs en sociologie et en psychologie. Ou tout simplement de joueurs et journalistes spécialisés, qui ont usé d’Internet pour exprimer leur énervement et leur lassitude face à l’éternelle méfiance que suscite leur passion.

Nouveaux clivages

On avait pu croire ces vieux débats ensevelis, remplacés par de nouvelles grilles de lectures plus sociétales. Dans les années 2010, a en effet émergé un nouveau type de discours critique, venu cette fois de l’intérieur, c’est-à-dire des joueurs et des joueuses eux-mêmes, et de leur aile gauche.

Hostiles aux thèses conservatrices des années 1990 mais sensibles à la dimension politique des jeux vidéo, celles et ceux-ci militent pour la prise en considération des stéréotypes sexistes et racistes que véhiculent – sans en avoir forcément conscience – des classiques comme Super Mario Bros. ou Call of Duty : Modern Warfare. Ainsi des femmes le plus souvent réduites à des rôles d’objet sexuel ou de récompense, et des minorités ethniques résumées à des clichés sur le gangstérisme ou le terrorisme, etc., au profit d’un type de consommateur longtemps identifié comme blanc et masculin.

En réaction à ce nouveau discours, une autre ligne de front s’est ouverte, avec l’émergence en 2014 du GamerGate, un mouvement de joueurs hostiles à ce qu’ils perçoivent comme une tentative de politisation, ou plutôt de repolitisation de leur loisir, voire d’intrusion du « politiquement correct ». Au nom de leurs droits en tant que consommateurs et de la liberté d’expression, les voilà auto-intronisés résistants d’un ordre ancien menacé, celui des « gamers ».

Cette population jeune, ultraconnectée et méfiante vis-à-vis des médias a beau se dire apolitique, elle a rapidement fait l’objet d’une campagne de séduction de la part de la nouvelle vague de l’extrême droite américaine, l’alt-right. Non sans un certain succès : sur Internet, une partie de ces joueurs s’est mue, en 2016, en partisans du nouveau héraut du politiquement incorrect, Donald Trump.

Téléscopage des époques

Tout cela, c’était avant la tuerie de Parkland, le 14 février. En pointant du doigt la possible responsabilité des jeux vidéo dans les massacres en milieu scolaire, le président américain a pris le contre-pied complet d’une partie de ses électeurs et soutiens en ligne.

Finie, l’icône politique iconoclaste et libertarienne de 2016 : voilà que le magnat de l’immobilier se drape de la posture conservatrice et interventionniste des anti-jeux vidéo des années 1990. Du côté du GamerGate, plutôt que de se scandaliser de la volte-face présidentielle, on s’amuse plutôt de l’embarras que celui-ci a pu provoquer dans le camp des progressistes et dans la presse spécialisée.

Avec cette nouvelle approche, Donald Trump place en effet le discours progressiste des années 2010 face à une contradiction. Si les mouvements féministes et antiracistes appellent à réformer les jeux vidéo pour qu’ils cessent de reconduire une vision stéréotypée de la société aux joueurs, pourquoi la question de leur influence sur la violence des jeunes ne devrait-elle pas elle aussi être posée ? Le journaliste néoconservateur Ian Miles Cheong jubile ainsi du dilemme posé aux partisans de l’influente vidéaste féministe Anita Sarkeesian : « Soit les jeux vidéo influencent ceux qui y jouent, soit ils ne les influencent pas. Les journalistes jeux vidéo passent leur temps à babiller sur le fait que “les jeux ne rendent pas violents” mais d’une certaine manière “autorisent la violence” et causent assurément des attitudes violentes envers les femmes et les minorités. Alors, que choisir ? », fait-il mine de s’interroger, mélangeant violence physique – armée – d’une part, et violence symbolique – discriminatoire – de l’autre.

Crise de conscience du jeu vidéo

La migraine est réelle. Considérer le jeu vidéo comme un art en son for intérieur dispense-t-il de s’interroger sur ses éventuels excès ? Quelle place pour l’inclusivité du jeu vidéo quand un président conservateur préempte sa repolitisation ? Peut-on avoir défendu le jeu vidéo dans les années 1990 et se ranger du côté de ses contempteurs vingt-cinq ans plus tard ?

Depuis la publication de la vidéo de la Maison Blanche, de nouvelles lignes de partage politique lézardent un peu plus encore les positions défendues au sein de l’industrie et brouille le message des discours politiques actuels.

« Rendre les jeux responsables d’une tuerie, c’est complètement idiot, la science le dit, mais ça empêche de discuter sereinement de l’image du monde et de l’humanité qu’on renvoie en général à travers les jeux », s’inquiète Sandra Duval, conceptrice-narratrice chez le studio lyonnais Arkane.

Positions figées

D’autant que ces saillies vieilles de plusieurs décennies provoquent des réactions épidermiques. Olivier Mauco, enseignant à Sciences Po, confirme un débat « hystérisé » : un sentiment de persécution hérité du siècle précédent rend la plupart des joueurs hermétiques à toute critique, grossière comme pondérée, de la production vidéoludique actuelle.

Rares sont les voix qui se sont élevées pour tenter de concilier, comme Warren Spector, célèbre concepteur américain Deus Ex, à la fois rejet des thèses sur l’influence néfaste de ce loisir et critique du mauvais goût des superproductions ultraviolentes. Cette position nuancée lui a valu de nombreuses réponses ulcérées. Syndrome d’une industrie tiraillée entre l’avant-garde sociétale, celle du progressisme, et ses démons d’un autre siècle, que Trump réincarne.

Ironiquement, d’un point de vue législatif, le président américain a pieds et poings liés. En 2010, la Cour suprême américaine a reconnu aux jeux vidéo le statut d’œuvres relevant du premier amendement, les protégeant de toute politique de censure.