Affaire Cambridge Analytica : « Les dirigeants de Facebook doivent être plus transparents et plus humbles »
Affaire Cambridge Analytica : « Les dirigeants de Facebook doivent être plus transparents et plus humbles »
Propos recueillis par Alexandre Piquard
Jeff Jarvis, spécialiste américain du numérique, appelle les leaders des grandes entreprises du Web à prendre leurs responsabilités.
Le PDG de Facebook, Mark Zuckerberg, en 2013. / Marcio Jose Sanchez / AP
Jeff Jarvis est un spécialiste américain du numérique, professeur et directeur du Tow-Knight Center for Entrepreneurial Journalism, à New York. Connu comme défenseur des grandes entreprises du numérique et auteur du livre What Would Google Do ? (HarperCollins, 2009), il critique la façon dont Facebook répond à la polémique, accusant l’entreprise d’avoir laissé Cambridge Analytica exploiter des profils de ses utilisateurs à leur insu, pour le compte de la campagne présidentielle de Donald Trump en 2016.
Plus généralement, il appelle les dirigeants des géants du Web à prendre leurs responsabilités tout en plaidant pour une approche nuancée, afin d’éviter des lois « mauvaises pour les réseaux ».
Quel regard portez-vous sur la gestion par Facebook de l’affaire Cambridge Analytica ?
Jeff Jarvis : Ses dirigeants ont encore beaucoup à faire. Ils doivent davantage reconnaître leur responsabilité. Ils doivent faire l’examen de leur propre culture. J’aimerais que Mark Zuckerberg [PDG de Facebook] ou les autres leaders des grandes entreprises du numérique soient en avance sur les questions difficiles et davantage proactifs.
Les dirigeants de Facebook et des grands groupes technologiques doivent être plus transparents et plus humbles. Ils doivent admettre quand ils n’ont pas les réponses, comme l’a fait Jack Dorsey, le patron de Twitter. Et ils ne doivent pas hésiter à demander de l’aide extérieure s’ils en ont besoin.
Quand on est attaqué, le premier réflexe est de se rétracter. Mais cela ne marche pas. Davantage doit être fait pour régler ces problèmes, collectivement.
Cela étant dit, l’affaire Cambridge Analytica est moins manichéenne que ce que l’on peut lire dans la presse.
Quelles nuances voyez-vous ?
L’équipe de campagne de Barack Obama a, en 2012, eu accès au même genre d’outils de ciblage (rassembler des profils d’utilisateurs de Facebook afin de leur adresser des messages politiques adaptés) que ceux utilisés par Cambridge Analytica. A l’époque des faits, on pensait qu’utiliser les réseaux sociaux pour accroître l’engagement civique était une bonne chose.
Depuis, il s’est passé deux choses : d’abord, des chercheurs ont fait un usage non conforme des données collectées sur des utilisateurs de Facebook en les partageant avec Cambridge Analytica, qui travaillait pour la campagne de Trump. Et ensuite, Trump a été élu...
Pour autant, peut-on demander à Facebook de rejeter certains candidats alors qu’il en aide d’autres ? Facebook doit-il ne plus être utilisé à des fins politiques ? Que peut faire Facebook ? La réponse est plus compliquée que la façon dont les médias le présentent généralement.
De même, quand les sénateurs américains ont dit à Facebook qu’il aurait dû repérer l’achat de publicités politiques par des entités russes pendant la présidentielle parce qu’elles étaient payées en roubles, c’était absurde.
La plate-forme vend des millions de publicités, y compris en Russie, comment distinguer un tel paiement ? Nous devons reconnaître la difficulté de ces questions, au regard notamment de l’échelle à laquelle opèrent Facebook ou Google.
Comment l’image de Facebook et des autres géants du numérique a-t-elle évolué ? Vous les jugiez plutôt de façon positive jusqu’à maintenant...
Ma vision a changé parce que j’ai appris une leçon sur le prix de l’ouverture des réseaux : je suis toujours attaché au fait que tout le monde puisse parler avec tout le monde grâce à Internet. Mais cette ouverture s’accompagne de certaines manipulations. Les grandes plates-formes doivent en être davantage conscientes.
Malgré cela, vous semblez redouter certaines réglementations des géants du numérique...
Dans les médias, nous focalisons en ce moment beaucoup notre attention sur les mauvaises choses liées au numérique. Cela donne parfois l’impression que les nazis ont pris d’assaut Internet. Mais, quand je me connecte sur mon fil Facebook, je ne vois pas de nazis...
Les soucis posés par les réseaux comme Facebook sont légitimes. Mon inquiétude est que nous soyons saisis par une panique morale qui mène à de mauvaises lois pour les réseaux : par exemple le droit à l’oubli (qui permet par exemple à des utilisateurs de demander l’effacement de pages sur Google) ou la loi allemande contre les discours de haine sur les réseaux sociaux (ces derniers sont tenus d’effacer les contenus signalés par les internautes, sous peine d’amende, ce qui a suscité des accusations de censure).
Certains appellent Google ou Facebook à renforcer leur éthique interne, est-ce réaliste ?
Bien sûr. Toutes les entreprises le peuvent. Les journaux ont des codes éthiques, par exemple. Les gens que je connais à Facebook pensent souvent sincèrement que connecter les gens va améliorer le monde. Ceux de Google aussi. Je ne dis pas qu’ils n’ont pas d’éthique personnelle. Mais la culture interne de ces entreprises doit être améliorée, si besoin en sollicitant l’extérieur.
Un ami m’a dit hier qu’il n’y avait pas de loi fixant clairement les responsabilités des grandes plates-formes numériques. Nous devons justement avoir cette conversation : quelle est leur responsabilité envers la civilité de la société ou la préservation d’un dialogue informé entre les gens ? Les réponses ne sont pas évidentes. L’heure est venue de revoir la culture de Facebook, de Google ou de Twitter. Mais en prenant en compte le contexte.