Des TGV stationnés à Charenton-le-Pont (Val-de-Marne), en juin 2016. / CHARLES PLATIAU / REUTERS

C’était dans les années 1950, avant que les termes de « prise d’otages » ne soient employés abusivement à chaque grève, dans les médias et les micros-trottoirs. La Société nationale des chemins de fer (SNCF) a alors une image bien différente de celle qu’elle véhicule aujourd’hui : pour beaucoup, elle est synonyme de vacances et de paysages.

A l’heure où la SNCF est au cœur d’un projet de réforme contre lequel quatre organisations syndicales ont appelé à une « mobilisation nationale », jeudi 22 mars, certains lecteurs du Monde ayant répondu à notre appel à témoignages associent encore l’entreprise aux trajets des congés. « Pour se dégourdir les jambes, on sort dans le couloir. Par les vitres ouvertes, on guette le moment où on apercevra la mer. Le train longe la côte », témoigne Corinne, se remémorant son premier Paris-Nice seule, en juillet 1971. « Après plus de dix heures de voyage et mille kilomètres parcourus, il est à l’heure à la minute près », se souvient cette retraitée.

Dans les années 1950, l’obtention de la troisième semaine de congés payés pousse de nombreux Français sur la route des vacances. A l’époque, la voiture n’était pas encore très répandue, et le train était le moyen de transport privilégié, explique l’historien Christian Chevandier, professeur à l’université du Havre. « Il y a eu un imaginaire du train très fort à la même époque, c’était une technologie prestigieuse et assez complexe, explique-t-il. Dans les années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, les Français ont beaucoup besoin de se déplacer et il n’y a pas tant d’automobiles. »

Un état de grâce pour le train, donc, qui va changer à partir des années 1960. A cette époque, la voiture connaît un essor impressionnant : au 1er janvier 1970, le parc automobile français atteint 13 millions de véhicules immatriculés, contre un peu plus de 2 millions au 1er janvier 1950.

Le TGV, « vitrine de la France »

Par la suite, dans les années 1980, le TGV fut un symbole national. Motif de fierté, la première ligne à grande vitesse, reliant Paris à Lyon, a été livrée en deux temps, en 1981 puis en 1983. « Auparavant on parlait du Shinkansen, le train à grande vitesse japonais. Le TGV est devenu une vitrine de la France », rappelle Christian Chevandier. Et les distances semblent alors se rétrécir pour des usagers habitués aux longues traversées de la France. « J’ai pris les trains vers l’est il y a longtemps. Pour faire Paris-Strasbourg, on mettait de quatre heures à la nuit complète, les gens dormaient dans le couloir ou sur leurs bagages. Cette époque est révolue. Maintenant il suffit de moins de deux heures, c’est prodigieux ! », se réjouit Luc Grasset, militaire pour qui le train a été « un symbole de liberté ».

Cet attachement au train se traduit aussi en situation de crise. En 1995, les grèves historiques qui perturbent le pays pendant plusieurs mois pour protester contre le plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale se rendent avant tout visibles pour le grand public à travers le blocage des transports publics. Malgré les perturbations, l’opinion publique a affiché son soutien aux grévistes au fil des sondages. Aujourd’hui, le vent a tourné. Désormais, selon un sondage Opinion Way paru au début de mars, 58 % des sondés estiment que la grève prévue le 22 mars contre la réforme de la SNCF n’est « pas justifiée ».

L’image du cheminot, aussi, a évolué. « Le cheminot à la Jean Gabin était quelqu’un de prestigieux dans les années 1950, puis dans les années 1980, il était devenu le héros des luttes sociales », explique Christian Chevandier. Aujourd’hui, « il n’est plus un héros de la modernité », concède Christophe Bouneau. L’historien relève l’influence de « discours ultralibéraux » qui « reprennent l’image négative » de la SNCF et du cheminot, et « une opinion publique qui a fait le deuil du modèle français des retraites et des régimes spéciaux ».

De la route des vacances au transport du quotidien

Qu’est-ce qui a changé ? D’abord, le train n’est plus un synonyme de vacances et de loisirs. Il est principalement un moyen de transport du quotidien : le TGV ne représente qu’une minorité du trafic, comparé aux trains régionaux. Sur ces lignes, les usagers ont le sentiment que les pannes et les retards se multiplient d’année en année.

Avis partagé par Bruno Gazeau, président de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut). « Il y a eu une détérioration lente et régulière de la qualité de service pour les TER et les Intercités depuis une dizaine d’années », assure-t-il. Le réseau est vieillissant : l’âge moyen du réseau ferré français est de 31 ans. « On a augmenté les investissements depuis quelques années mais on paye quinze ans d’abandon », ajoute Bruno Gazeau.

En 2011, 76 % des Français interrogés par l’Institut français d’opinion publique (IFOP) estimaient que « les horaires d’arrivée et de départ des trains [étaient] moins bien respectés ». Par ailleurs, 80 % d’entre eux avaient le sentiment qu’au cours « des derniers mois » la qualité des « services offerts par la SNCF s’était plutôt détériorée ». « Quand j’allais à mon école d’ingénieur, à Cormeilles-en-Parisis, je n’étais jamais en retard », se souvient Alain, cadre dans l’astronomie. Dans les années 2000, le RER quotidien est, selon lui, devenu un calvaire. « Je ne pensais pas que les pannes de caténaire pouvaient être aussi récurrentes », ironise Yacine Khellaf, qui a pris quotidiennement le RER A pendant trois ans.

« L’ère de la vitesse touche à sa fin »

Les problèmes matériels vont aussi de pair avec une réduction des effectifs. Un rapport du Bureau d’enquêtes sur les accidents de transport terrestre (BEA-TT), publié en janvier 2016, dénonçait un manque flagrant de personnel qualifié, après avoir analysé plusieurs incidents ces dernières années. « Avant, des mécaniciens passaient la journée en astreinte assis dans un fauteuil en attendant de réparer une caténaire, etc. La réduction des effectifs a enlevé une couche de redondance opérationnelle qui était délibérée », analyse l’historien et sociologue des cheminots Georges Ribeill. Ainsi, « le moindre grain de sable, c’est vingt minutes de retard pour le train ».

La SNCF serait à un tournant de son histoire, estime Christophe Bouneau, professeur d’histoire économique à l’université Bordeaux-Montaigne : « L’ère du TGV et de la vitesse touche à sa fin. On peut considérer que la mise en service de la ligne grande vitesse Tours-Bordeaux sera la dernière avant très longtemps. » En effet, une nouvelle ligne à grande vitesse représenterait un investissement trop important pour la SNCF, qui, malgré de bons résultats annuels, est très lourdement endettée.

Les usagers aussi ont changé : « Les cars Macron, le covoiturage, le télétravail… ont changé la mobilité des Français. Une partie de la clientèle captive de la SNCF a été perdue. » Face à cette concurrence, mais aussi au mécontentement des usagers devant la hausse des tarifs du TGV, la SNCF tente de se rendre plus attractive, en proposant par exemple des billets à petits prix avec son offre Ouigo. L’heure est aux paris, tant économiquement pour la SNCF que politiquement pour les syndicats, qui vont commencer une grève sans soutien assuré de l’opinion publique.