Ce n’est pas, et cela n’a jamais été un mystère : la Silicon Valley vote à gauche. Massivement. Individuellement, ses employés donnent très majoritairement aux démocrates plutôt qu’aux républicains. Les patrons des grands réseaux sociaux penchent nettement à gauche — durant la campagne de 2016, seul Peter Thiel, de PayPal, avait publiquement soutenu Donald Trump contre Hillary Clinton.

Depuis deux ans, ce constat objectif sert de base à une partie de la droite américaine pour affirmer que les grands réseaux sociaux discriminent les voix conservatrices, en interne comme dans leur fonctionnement. Facebook, Twitter et Google seraient, à en croire députés, sénateurs et médias de droite, biaisés en faveur des progressistes. Une histoire, en particulier, a marqué le début du conflit entre les républicains et les réseaux sociaux : celle des trending stories de Facebook.

La version américaine de Facebook affichait dans cette catégorie une liste des sujets d’actualité les plus discutés sur son réseau, sélectionnés de manière automatisée mais avec une supervision humaine, confiée à des sous-traitants. En mai 2016, alors que la campagne présidentielle bat son plein, un article publié par le site Gizmodo suscite une vague d’indignation chez les conservateurs : il rapporte des témoignages d’anciens modérateurs des trending stories, qui affirment que les équipes s’occupant de cette fonctionnalité étaient tous de gauche, et que les sites ou sujets favoris de la droite américaine y étaient régulièrement censurés.

L’histoire trouve un écho immédiat chez les militants américains, alors que Donal Trump joue à plein la carte du candidat auquel tout l’establishment s’oppose. Mark Zuckerberg, le PDG de Facebook, convoque une réunion d’urgence avec une trentaine de ténors de la droite américaine pour tenter d’éteindre l’incendie. Les démentis formels de Facebook, et les contre-enquêtes montrant que les cas évoqués par Gizmodo étaient sujets à caution, sont largement ignorés.

Chaque nouvelle fonctionnalité est analysée par les sites pro-Trump au prisme de la « censure politique »

Depuis cette première passe d’armes, il n’est guère de mois sans que des voix s’élèvent à droite pour évoquer la « censure » dont feraient l’objet les conservateurs sur les réseaux sociaux. En avril, les youtubeuses pro-Trump Diamond et Silk ont accusé la plate-forme de vidéos et Facebook de censure politique. En mai, les nouvelles mesures contre les discours de haine annoncées par Twitter sont interprétées comme des mesures discriminantes par une partie des soutiens de Donald Trump. En juin, l’annonce par Apple d’une nouvelle fonctionnalité présentant des articles d’actualité sélectionnés par des humains est interprétée par l’alt-right comme une nouvelle manière de cacher les sites conservateurs. En juillet, InfoWars, l’un des principaux sites de la droite de la droite américaine, s’estime victime d’un appel à la censure sur les réseaux sociaux… En parallèle, les think tanks conservateurs publient des rapports (PDF) accusant les réseaux sociaux de censure, et les députés républicains somment les grandes plates-formes de s’expliquer sur leurs « pratiques idéologiques ».

Changements d’algorithmes

Parmi ces multiples accusations, une partie se base sur des éléments concrets. Depuis l’élection présidentielle de 2016, et l’enquête sur le rôle joué par les campagnes d’influence russe, la plupart des réseaux sociaux ont pris des mesures visant à limiter la diffusion de « fausses informations » et de contenus appelant à la haine sur leur plate-forme. Twitter, YouTube et Facebook ont mis en place des mécanismes différents, mais au fonctionnement similaire, pour limiter la visibilité de comptes diffusant régulièrement des informations erronées, des théories du complot, ou des incitations à la haine.

Certains des sites les plus populaires auprès des soutiens de Donald Trump ont effectivement vu leur audience baisser suite à ces changements d’algorithmes. InfoWars, qui publie des tribunes ancrées à droite mais qui diffuse aussi régulièrement des théories du complot, cristallise plus particulièrement cette problématique. Facebook ou YouTube ne contestent pas avoir limité la visibilité de ses contenus — ce que la droite interprète comme une censure, et la gauche comme une mesure légitime de lutte contre la désinformation.

La gauche américaine souligne par ailleurs que les changements d’algorithmes, complexes à analyser, n’ont pas touché que des sites de droite : des pages classées à gauche, mais aussi des médias généralistes peu marqués idéologiquement, ont aussi constaté ces derniers mois une baisse de leur visibilité sur Facebook, notamment. Les changements opérés par Facebook, qui donnent mécaniquement plus de poids relatif aux contenus publiés par les médias généralistes, ont par ailleurs particulièrement profité à… Fox News, la chaîne préférée de Donald Trump, comme le montre une étude réalisée par le site The Outline.

Malaise dans la Silicon Valley

Malgré tout, les patrons des grands réseaux sociaux ont semblé très mal à l’aise sur ce sujet, et tenté à plusieurs reprises de donner des gages de bonne foi aux conservateurs. Le PDG de Twitter, Jack Dorsey, a dîné, en juin, avec des ténors de la droite ; Facebook a annoncé, en mai, l’ouverture d’une enquête interne sur les accusations de biais politique, dirigée par l’ancien sénateur républicain Jon Kyl. A tel point qu’à gauche, de plus en plus de voix se font entendre pour accuser les réseaux sociaux de céder un peu trop facilement à un « bombardement idéologique », selon l’expression du député Jamie Raskin (démocrate, Maryland). Le 17 juillet, lors d’une audition devant un comité parlementaire, Facebook a également présenté des excuses aux youtubeuses Diamond et Silk, au désespoir de la gauche américaine, qui rappelle que les youtubeuses avaient été prises en flagrant délit de mensonge en affirmant, lors d’une précédente audition, qu’elles n’avaient jamais touché d’argent de la part de la campagne Trump.

Les réseaux sociaux ont donné des « gages de bonne foi » à leurs utilisateurs conservateurs

Dans un documentaire diffusé le 17 juillet, la chaîne britannique Channel4 montre que certaines pages Facebook d’extrême droite bénéficient, comme d’autres pages jugées « politiquement sensibles », d’un régime spécifique de modération. L’examen de leurs contenus est confié non pas à des sous-traitants, comme c’est le cas pour la majorité des messages sur le réseau social, mais à une équipe interne de Facebook.

Plus généralement, de nombreux observateurs soulignent que la droite américaine, et plus spécifiquement l’alt-right, ont largement tiré parti des réseaux sociaux pour diffuser leurs messages ces dernières années — à commencer par Donald Trump, avide utilisateur de Twitter. Une étude réalisée par le think tank de gauche Media Matters, publiée le 17 juillet, montre que parmi les principales pages Facebook traitant de politique aux Etats-Unis, les pages classées à droite sont majoritaires — et que leurs publications suscitent autant « d’engagement » (le nombre de commentaires, de partages, de clics) que leurs homologues de gauche. En revanche, les photos partagées par les comptes classés à droite avaient de meilleurs résultats, tandis que les messages texte des pages de gauche suscitaient davantage de réactions.

Renversement idéologique

La « croisade » d’une partie de la droite contre les réseaux sociaux est cependant loin de faire l’unanimité au sein de son propre camp. Glenn Beck, l’un des plus influents polémistes républicains, s’est ainsi dit mal à l’aise avec les demandes récurrentes de plusieurs de ses alliés. M. Beck faisait partie des ténors de la droite qui avaient rencontré Mark Zuckerberg en 2016, et avait publié ensuite un long récit de l’entrevue, dans lequel il disait son malaise face à la situation — et notamment face à la demande d’une « discrimination positive » forçant les entreprises de la Silicon Valley à recruter des conservateurs.

« J’ai assisté à une réunion qui, pour moi, ressemblait à une rencontre de la Rainbow Coalition [association de groupes antiracistes des années 1970, détestée des conservateurs], explique le patron de Facebook. J’ai écouté les récriminations, j’ai écouté les points de vue, et personne dans la salle n’a apporté aucune preuve d’une quelconque malversation. (…) La teneur globale était celle du procès en sorcellerie de Salem : “Facebook, vous devez reconnaître que vous nous maltraitez, parce que si vous ne le faites pas, c’est la preuve que vous nous maltraitez.” (…) Que nous est-il arrivé ? Quand sommes-nous devenus eux [les démocrates] ? Quand sommes-nous devenus les gens qui demandent, sur le seul critère de la race, que les Oscars accordent des récompenses à des acteurs noirs ? »

A gauche aussi, le malaise est régulièrement palpable sur le sujet — et les lignes idéologiques classiques semblent bouger, comme le résume la journaliste Karissa Bell : « Juste une petite partie des choses ridicules entendues aujourd’hui [à la commission parlementaire sur la modération des réseaux sociaux] : un républicain qui suggère que les réseaux sociaux devraient être régulés comme des entreprises publiques, et un démocrate qui affirme que le Congrès ne peut pas légiférer sur la liberté d’expression d’entreprises privées. C’est vraiment le monde à l’envers. »