En Russie, Douma et journalistes s’affrontent sur le premier cas public de harcèlement sexuel
En Russie, Douma et journalistes s’affrontent sur le premier cas public de harcèlement sexuel
Par Isabelle Mandraud (Moscou, correspondante)
Saisie pour la première fois sur un scandale d’agression sexuelle, la chambre basse du Parlement russe a disculpé un député accusé par trois journalistes femmes.
Leonid Sloutski, président de la commission des affaires étrangères de la Douma, en mars 2014. / Alexander Zemlianichenko / AP
Plusieurs médias indépendants, dont TV Dojd, RTVi, la radio Echo de Moscou ou le site d’information RBK ont annoncé, jeudi 22 mars, leur intention de boycotter la Douma, la chambre basse du Parlement russe, après la décision prise dans son enceinte de clore l’affaire Sloutski, du nom du député Leonid Sloutski, 50 ans, président de la commission des affaires étrangères et première figure publique accusé de harcèlement sexuel en Russie.
Les journaux Kommersant, Vedomosti et Novaïa Gazeta ont également indiqué qu’ils ne communiqueraient plus ni avec lui ni avec les membres de la commission éthique de la Douma. Le site Republic.ru a de son côté émis l’idée, reprise par d’autres, d’accoler au nom « Douma », la mention « organisme d’Etat qui justifie le harcèlement sexuel ». Pour toute réponse, Viatcheslav Volodine, président de l’Assemblée parlementaire, a laissé entendre que les accréditations des journalistes qui participent au boycottage ne seraient pas renouvelées.
Le bras de fer entre la Douma et les médias s’est intensifié après la réunion à huis clos, mercredi, de la commission d’éthique de l’institution chargée d’examiner l’affaire : il n’y a eu « aucune violation des règles de comportement » de la part de M. Sloutski, avait-elle conclu après une heure de débats.
Sous-entendus venimeux
Deux des trois femmes journalistes qui ont révélé, début mars, avoir été victimes d’agressions du député – Farida Roustamova, pour la BBC Russia, et Daria Jouk, productrice à TV Dojd – étaient présentes. La première avait avec elle la transcription d’un enregistrement de l’incident survenu alors qu’elle tentait d’interroger M. Sloutski dans son bureau, le 24 mars 2014, sur la présence à Moscou, ce jour-là, de Marine Le Pen, alors en pleine campagne présidentielle française. « Nous n’avons pas eu le temps de la lire, il n’y en avait qu’une copie », s’est justifiée une élue à la sortie de la commission. Malgré les protestations de Farida Roustamova, le député l’avait pressée de devenir sa maîtresse avant de lui passer la main dans l’entrejambe.
Mais loin d’être auditionnées sur le fond ou de s’attirer la moindre compassion, les deux journalistes ont eu à subir des sous-entendus venimeux des 14 députés (dont trois femmes) de la commission. Certains ont mis en avant des révélations longtemps après les faits, d’autres ont spéculé sur la compréhension de la notion de consentement, quand ils n’ont pas dénoncé un complot visant à déstabiliser la Russie et son président…
« Le tout est si bien orchestré »
« Vous dites que vous n’aviez pas l’intention de (…) créer une tempête médiatique ? Mais tout cela coïncidé avec la campagne électorale [en Russie]. Il n’y a pas synchronisation ? Le tout est si bien orchestré… », a lancé Alexandre Kareline, selon des extraits de l’audition révélés par le site Meduza. « Tous les journalistes qui ont soulevé cette question sont des journalistes occidentaux », a asséné le député tchétchène Chamsaïl Saraliev. Au final, la commission de la Douma, où ne siège plus aucun opposant agréé par le pouvoir, a tranché en balayant le premier scandale de ce genre dont elle a été saisie.
« Je ne m’attendais pas à une autre décision (…), elle était sûrement prise d’avance », confiait à la sortie Daria Jouk. Pas le moins du monde contrit, M. Sloutski arborait un visage souriant. « N’avez-vous pas honte ? », lui a demandé une journaliste. « Non », a-t-il répondu avant de clamer sa joie sur la naissance d’un petit-fils.
« Changez de métier »
La colère s’est répandue dans les rédactions indépendantes du pouvoir. « La commission d’éthique a de facto reconnu comme normale la possibilité de harceler sexuellement les journalistes », a réagi sur son site RBK. La Douma est « désormais considérée comme un lieu de travail dangereux pour les journalistes des deux sexes – vous ne savez jamais quelles sont les préférences d’un député », a abondé la radio Echo de Moscou. Cette dernière répondait ainsi au président de l’Assemblée parlementaire, M. Volodine, qui avait, au moment des révélations sur les agressions, lancé à la presse : « C’est dangereux pour vous de travailler à la Douma ? Si oui, changez de métier. »
Jeudi, sollicité à quatre reprises, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a refusé de commenter la décision de la Douma, arguant que « cela ne concerne pas la présidence ». Radio Govorit Moskva, dont une journaliste a également témoigné avoir été agressée par un élu local, a annoncé qu’elle ajouterait au nom de M. Sloutski l’accusation dont il est l’objet.