Restitution du patrimoine africain : « Nous sommes face à un défi historique »
Restitution du patrimoine africain : « Nous sommes face à un défi historique »
Par Pierre Lepidi
Bénédicte Savoy et Felwine Sarr ont été nommés par l’Elysée pour étudier la question des œuvres emportées en France pendant la période coloniale.
« Nous sommes face à un défi historique, avec le sentiment que quelque chose est possible. » C’est ainsi que Bénédicte Savoy a qualifié, mercredi 21 mars, la mission que lui a confiée, au côté du Sénégalais Felwine Sarr, le président de la République française : étudier la question des restitutions, temporaires ou définitives, du patrimoine africain aux pays d’origine.
Nommés début mars par Emmanuel Macron, l’historienne de l’art et l’écrivain et universitaire, auteur du très remarqué essai Afrotopia, ont expliqué les enjeux de leur travail lors d’une conférence de presse au Collège de France. Leur mission mêle des domaines aussi variés que le droit, l’histoire, les techniques de conservation des œuvres et la diplomatie.
« Faire bouger la tectonique des plaques »
A qui appartiennent les œuvres d’art ? La question agite les milieux intellectuels en Europe et en Afrique. La France s’était jusque-là abritée derrière les principes d’inaliénabilité, d’imprescriptibilité et d’insaisissabilité des collections nationales, dont certaines pièces ont été emportées durant la période coloniale.
Faudra-t-il modifier la loi pour engager les restitutions ? La contourner en organisant des prêts à long terme ? Ce point juridique est complexe, mais s’avère crucial. « La tâche est difficile mais on doit rechercher ce désir de complexité, assure Bénédicte Savoy, qui occupe la chaire internationale d’histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe (XVIII-XXe siècles) au Collège de France. La mission touche à plusieurs domaines, mais il faut avoir le courage intellectuel de s’y plonger afin de faire bouger la tectonique des plaques sur des questions qui sont restées longtemps figées. »
Les détracteurs du projet, qui craignent notamment de voir les musées français se vider de leurs œuvres, dénoncent les mauvaises conditions de conservation dans les musées africains. « Cet argument ne peut être un frein au retour des œuvres, répond Bénédicte Savoy. Plusieurs exemples ont montré que les conditions de conservation se créent ou s’améliorent dès que les biens reviennent. »
« Nous allons affronter un point de l’histoire et on ne fera pas l’économie de toutes les questions que cela pose, promet de son côté Felwine Sarr, qui enseigne l’économie à l’université Gaston-Berger de Saint-Louis, au Sénégal. Nous ne sommes plus dans la colonialité. Ce qui m’intéresse, c’est l’avenir. C’est de voir comment on “solde” cette histoire difficile. »
Un rapport doit être rendu en novembre
C’est à l’occasion de la visite du président béninois, Patrice Talon, le 6 mars à Paris, que le binôme a été nommé. Le Bénin est le seul pays à avoir formulé officiellement une demande de restitution à la France, en août 2016, concernant les trônes des rois Ghézo, Glélé et Béhanzin, les statues anthropomorphes et symboliques les représentant ainsi que les regalia du roi Béhanzin.
« L’ambition culturelle de la France est de favoriser l’accès de tous aux œuvres de l’humanité, écrit Emmanuel Macron dans la feuille de route qui a été transmise. A l’Université de Ouagadougou, le 28 novembre 2017, j’ai souhaité lancer une action déterminée en faveur de la circulation des œuvres et du partage de la connaissance collective des contextes dans lesquels ces œuvres ont été créées, mais aussi prises, parfois pillées, sauvées ou détruites… S’agissant plus spécifiquement de l’Afrique, je me suis engagé pour que, d’ici à cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions du patrimoine. »
Bénédicte Savoy et Felwine Sarr pourront s’appuyer sur le concours des ministères de la culture, des affaires étrangères et de l’enseignement supérieur. Ils pourront également compter sur un inspecteur général des affaires culturelles spécialement nommé pour cette mission, dont l’objectif est de rendre en novembre « un rapport comprenant des propositions concrètes d’actions réalisables à court, moyen et long termes ».
Les deux universitaires entendent créer des ateliers rassemblant des chercheurs, des historiens, des juristes et des professionnels du marché de l’art. « Il nous faut associer beaucoup de monde, explique Bénédicte Savoy. Pour être efficace, on va devoir orchestrer la polyphonie entre ceux qui encouragent ces restitutions et ceux qui les freinent. Nos aptitudes d’universitaires vont nous aider à faire toutes ces synthèses. On ne veut exclure personne du débat. »
Pour le Ghana et le Sénégal, « la porte est entrouverte »
La mission ne saurait se priver d’un inventaire minutieux des œuvres africaines présentes sur le territoire de l’ancienne puissance coloniale. Même si les musées possèdent déjà des bases de données, la tâche n’est pas simple. Le Musée du quai Branly compte 70 000 objets d’Afrique subsaharienne, dont environ 6 000 venant du Bénin.
Si la réflexion sur la restitution des œuvres – elle ne concerne pas les restes humains, tels que les crânes – se limite aujourd’hui aux pièces d’origine africaine, elle « doit rassembler tous les pays européens et notamment l’Allemagne, où le débat est vif, actuellement, sur l’origine des œuvres exposées dans les musées, assure Bénédicte Savoy, qui est également professeure d’histoire de l’art à l’Université technique de Berlin. Je connais la douleur des pays qui ont perdu des guerres. Plus le temps passe, plus la douleur s’accroît. Les pays ne doivent plus laisser passer de temps. »
Le Ghana et le Sénégal pourraient demander prochainement le retour de certaines œuvres. « Maintenant que la porte est entrouverte, des pays vont s’engager, veut croire Felwine Sarr. En Afrique, tout le patrimoine qui date de l’époque coloniale a disparu. »
Mais ces restitutions se feront-elle sans contrepartie ? Comment garantir que les objets d’art de l’époque coloniale ne feront pas l’objet d’un marchandage ? La question étonne Felwine Sarr et Bénédicte Savoy : « Nous sommes dans une question de symboles, de sens et d’histoire, et pas dans une dimension économique, répond Felwine Sarr. Si je pensais que les biens seraient rendus en échange d’un TGV, je ne me serais pas engagé. »