Le pouvoir éthiopien se choisit un premier ministre pour sortir de la crise
Le pouvoir éthiopien se choisit un premier ministre pour sortir de la crise
Par Emeline Wuilbercq (Addis-Abeba, correspondance)
La coalition dirigeante a élu à sa tête Abiy Ahmed, le président du parti oromo. Le premier défi du futur chef de gouvernement sera d’apaiser les multiples tensions.
Après six semaines d’attente fébrile, la coalition au pouvoir en Ethiopie a finalement élu, mardi 27 mars, son président. Pour Abiy Ahmed, 41 ans, cette désignation est le prélude à son accession au poste de premier ministre. En effet, le vote de la chambre basse du Parlement ne devrait être qu’une formalité, tous les sièges étant détenus par le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF).
C’est la première fois en vingt-sept ans qu’un membre de la communauté majoritaire du pays, les Oromo, qui représentent plus du tiers des 104 millions d’habitants, accède à la tête de l’exécutif. Est-ce un signe d’apaisement en direction de cette population qui s’estime marginalisée face aux Tigréens, qui ne représentent que 6 % de la population mais concentrent les principaux leviers du pouvoir à travers le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), la base politique de l’EPRDF ?
La nomination d’Abiy Ahmed devrait en tout cas susciter l’espoir d’une partie des Oromo. « Cela pourrait avoir un effet stabilisateur à court terme », commente l’analyste politique éthiopien Hallelujah Lulie, qui prévient que les conditions d’une paix durable sont à chercher dans la volonté gouvernementale de résoudre les problèmes de fond.
Le premier ministre aura la lourde tâche de sortir l’Ethiopie d’une grave crise politique qui a démarré en novembre 2015. Aux côtés des Amhara – un peu plus du quart de la population –, les Oromo étaient en première ligne de la contestation antigouvernementale. La répression a fait officiellement près d’un millier de morts en 2015-2016 et Abiy Ahmed se devra de rapprocher les élites dirigeantes de leurs administrés.
Nouvel état d’urgence
Depuis le 15 février et la démission du premier ministre Hailemariam Desalegn, le pouvoir n’a montré aucun signe d’ouverture réel. Un nouvel état d’urgence, avec les restrictions sur les libertés individuelles qu’il implique, a été instauré, malgré un vote contesté au Parlement.
Des journalistes et des opposants tout juste libérés de prison après une amnistie gouvernementale ont été de nouveau arrêtés dimanche 25 mars. Et une attaque de soldats éthiopiens dans la ville de Moyale, que le gouvernement a qualifié de bavure tandis que des habitants ont affirmé avoir été pris pour cible, a entraîné la mort de neuf civils et déplacé plus de 10 000 personnes au Kenya, selon la Croix-Rouge locale.
Abiy Ahmed devrait donc se trouver à la tête d’une coalition qui semble déboussolée par son incapacité à résoudre la crise actuelle. Composé de quatre partis organisés sur une base communautaire et régionale, l’EPRDF est miné par les luttes intestines.
Les réunions à huis clos devant aboutir à l’élection de son président, censé devenir le troisième premier ministre du régime, avaient débuté le 11 mars. Son puissant comité exécutif, fort de 36 membres, a d’abord procédé à son autocritique en tentant d’identifier les points forts et les lacunes de chaque parti membre. Puis le conseil de l’EPRDF, composé de 180 membres (45 par parti), était chargé de « combler le déficit de leadership ». Ses membres étaient les seuls habilités à voter : ils ont accordé une large majorité (108 voix sur 169) à Abiy Ahmed.
Les coulisses du vote ne sont pas encore connues, mais leur décryptage sera déterminant pour comprendre les orientations du nouveau chef du gouvernement. Si une alliance de circonstance entre l’Organisation démocratique des peuples oromo (OPDO) et le Mouvement national démocratique amhara (ANDM) semble incontestable, la distribution des autres voix est pour l’instant plus mystérieuse.
« Bataille durement gagnée »
Une chose est sûre, l’élection d’Abiy Ahmed n’était pas jouée d’avance. Le président de l’OPDO avait pris le risque d’être discrédité, aux yeux de la coalition, en décidant de ne pas assister au vote du Parlement, le 2 mars, qui devait approuver l’état d’urgence. Une stratégie destinée à ne pas s’aliéner sa base électorale.
Dans le contexte très tendu des manifestations, l’OPDO n’avait eu d’autre choix que de se plier aux revendications, gagnant ainsi en popularité chez les manifestants oromo – et dans une moindre mesure amhara. C’est surtout le président de la région Oromia, Lemma Megersa, qui avait réussi à gagner leur cœur en amorçant une série de réformes très appréciées. Abiy Ahmed, qui était un vice-président actif, a bénéficié par ricochets de sa notoriété.
« L’OPDO s’est battu avec acharnement pour obtenir ce poste et l’a remporté lors de la toute première élection compétitive à la présidence de l’EPRDF, estime Awol Allo, un commentateur politique éthiopien qui enseigne le droit au Royaume-Uni. Ce parti a été poussé par les manifestations oromo à s’engager du côté du peuple, contre le parti qui l’a créé [le TPLF]. C’est une bataille durement gagnée. » D’après M. Awol, la jeunesse oromo devrait donner à Abiy Ahmed « le bénéfice du doute, car il est le seul candidat qui promet d’apporter le changement ». Ces jeunes n’ont plus peur de défier le pouvoir malgré l’état d’urgence et exigent des mesures concrètes : la levée de l’état d’urgence, la libération des prisonniers politiques ou le retrait des forces fédérales de sécurité de leur région.
D’aucuns s’interrogent toutefois sur la marge de manœuvre d’Abiy Ahmed au sein d’une coalition à la direction collégiale mais au fonctionnement opaque. « Il va certainement faire face à la résistance de l’Etat et des forces de sécurité toujours contrôlées par le TPLF mais il a le soutien du parti OPDO et du Parlement », veut croire Awol Allo. « Dr Abiy, vous aurez le soutien populaire si vous agissez en tant que premier ministre du peuple et non en tant que premier ministre de l’EPRDF », avertit un commentateur sur Twitter. Pour l’instant, la nomination d’Abiy Ahmed est un premier élément de réponse à la crise, dont la sortie est urgente tant pour l’économie du pays que pour la survie du régime.