« La découverte du Viagra est un grand coup de chance »
« La découverte du Viagra est un grand coup de chance »
Le Monde.fr avec AFP
Commercialisée depuis vingt ans, la plus célèbre des petites pilules bleues a révolutionné la sexualité masculine, selon l’urologue Nicolas Thiounn.
Il y a vingt ans, le laboratoire Pfizer lançait aux Etats-Unis la commercialisation du Viagra. / LIU JIN / AFP
Elle est la pilule bleue la plus célèbre au monde. Le 1er avril 1998, le Viagra apparaissait pour la première fois dans des pharmacies américaines. Vingt ans plus tard, le traitement commercialisé par le laboratoire Pfizer est délivré dans plus de 120 pays, et a été prescrit plus de 65 millions de fois. Rançon du succès, il est l’un des traitements les plus contrefaits au monde, avec plusieurs millions de fausses pilules vendues sur Internet chaque année.
Retour sur l’histoire d’une pilule qui a révolutionné la sexualité masculine avec Nicolas Thiounn, urologue à l’hôpital européen Georges-Pompidou et professeur d’urologie à l’université Paris-Descartes.
Vingt ans, cela semble relativement récent pour un traitement aussi mondialement connu. Pourquoi le Viagra est-il apparu aussi tardivement ?
De tout temps, l’homme a tenté de maintenir ses érections. Déjà dans l’Egypte ancienne, on a retrouvé dans les tombeaux des anneaux à mettre autour du pénis qui agissaient comme des garrots.
Mais le sujet a pourtant longtemps été un tabou de société, comme tout ce qui est relatif au sexe. Ce n’est qu’en 1974 que l’OMS [Organisation mondiale de la santé] a reconnu que la « santé sexuelle faisait partie intégrante du bien-être et de la qualité de vie ». Toutes les recherches dans ce domaine sont donc très récentes.
Le Viagra a d’ailleurs été découvert par accident : la molécule, le sildénafil, était d’abord testée pour soigner les angines de poitrine. Cela a été un échec, mais en revanche les cobayes ont signalé comme effet secondaire une vie sexuelle plus épanouie. Dans les notes de laboratoire, on voit combien la découverte du Viagra est un grand coup de chance.
Comment cette pilule bleue a-t-elle été accueillie par le public ?
Son arrivée sur le marché a été assez controversée. D’abord parce que c’était un produit de luxe, à près de 20 euros le comprimé. Il y avait aussi beaucoup de rumeurs à son sujet, on entendait que cela pouvait tuer les patients. En 1998, c’était encore trop sulfureux de parler d’améliorer la qualité des rapports sexuels.
Comment fonctionne le Viagra ?
Le Viagra n’est pas curatif, il ne guérit pas les dysfonctions érectiles. Il ne résout pas non plus les problèmes de libido puisqu’il n’est en aucun cas déclencheur de l’érection.
La molécule bloque l’enzyme responsable de la dégradation du médiateur qui permet l’érection. En clair, il prolonge la qualité de l’érection en permettant un meilleur contrôle du temps qui précède l’orgasme masculin. Mais si le Viagra a un effet de quatre à huit heures, cela ne veut pas dire qu’il maintient une érection aussi longue. Elle sera juste facilitée durant ce laps de temps.
On peut dire que le Viagra ne fait que rendre plus apte au rapport sexuel. Il est un facilitateur. Jamais il ne se substitue au désir, contrairement à ce qui est souvent dit. Si vous n’êtes pas excité par votre partenaire, le Viagra ne vous aidera pas.
Peut-on dire que le Viagra a révolutionné la sexualité ?
Avant le Viagra, les seules possibilités pour les personnes atteintes de dysfonctions érectiles, c’étaient, en gros, la piqûre, la prothèse d’érection ou la pompe. Il est donc miraculeux d’avoir une pilule pour remplacer cet attirail.
Surtout, le Viagra a permis de dépasser l’idée que la baisse de la qualité de la sexualité, notamment du fait de l’âge, était une fatalité. L’érection est souvent liée à la confiance en soi. Il y a une intellectualisation et une dramatisation de l’enjeu. Le Viagra permet de dépasser ça et de déculpabiliser les hommes et les couples. Il permet de renouer avec une sexualité plus épanouie.
Ces changements dans les mentalités ont notamment été rendus possibles par la révolution d’Internet, qui a changé la manière de parler du sexe. Le Viagra est devenu quelque chose de relativement courant, même s’il y a évidemment toujours des difficultés à parler de sa vie sexuelle, y compris avec le monde médical.
Qui prend du Viagra aujourd’hui ?
Selon les études, on sait qu’environ 40 % des usages sont d’ordre récréatif. C’est-à-dire pris par des gens qui n’ont pas de dysfonctions érectiles, mais qui veulent améliorer la qualité de leurs rapports. Ce sont souvent des hommes entre 30 et 50 ans, en recherche d’une meilleure sexualité, qui prennent cette pilule comme un petit « extra ».
Pour ma part, je la prescris surtout à des hommes d’un certain âge, qui parviennent à m’exprimer que leur sexualité « était mieux avant ». A 70 ans, il faut savoir que 70 % des hommes ont des dysfonctions érectiles. Cela n’a pourtant rien d’une condamnation, et on peut garder une vie sexuelle épanouie, même à des âges avancés.
Tous les hommes peuvent-ils prendre du Viagra ?
Il y a quelques contre-indications, notamment pour les personnes atteintes d’insuffisance cardiaque et d’insuffisance coronarienne. C’est aussi contre-indiqué aux personnes qui prennent des dérivés nitrés. Enfin, du côté des médecins, il faut être vigilant à ne pas prescrire le Viagra à une personne qui peut être un délinquant sexuel.
Il ne faut pas oublier non plus qu’une dysfonction érectile, c’est aussi une vigie du reste du corps. Quand il y a un problème à ce niveau-là, on peut craindre des problèmes cardiaques notamment. C’est d’autant plus important d’en parler à son médecin, et de prescrire des tests complémentaires.
Peut-on devenir accro au Viagra ?
La seule accoutumance connue est d’ordre psychologique. Certains perdent leur confiance en eux au point de se croire incapable de donner ou de prendre du plaisir sans prendre leur pilule.
Pourquoi n’existe-t-il pas d’équivalent féminin ?
Chez les femmes, plusieurs tests ont été réalisés mais aucun ne s’est avéré satisfaisant. Pour l’heure, la sexualité féminine n’est pas du tout paramétrable, cela reste la grande inconnue. On a des indices tels que la lubrification, mais le plaisir féminin est plus mystérieux que la sexualité de l’homme, et il y a beaucoup à faire pour comprendre ce qui reste un Atlantide. On peut déplorer qu’il n’y ait pas plus de laboratoires qui travaillent sur le sujet.
Y a-t-il des limites à l’usage du Viagra ?
Pourquoi mettre une limite ? Un jour peut-être, on pourra proposer une pilule qui booste pour douze heures les capacités intellectuelles… Pourquoi ne pas la prendre le jour où vous savez que vous avez plusieurs réunions ou un gros dossier à présenter ? C’est pareil pour le Viagra.
Tant que c’est entre adultes consentants, pourquoi se priver de quelque chose qui peut permettre d’augmenter la qualité des rapports sexuels et permettre aux protagonistes d’en éprouver plus de plaisir ?
Toute la difficulté est de faire accepter socialement que l’épanouissement sexuel est une composante du bonheur individuel. Aujourd’hui, la santé sexuelle est de plus en plus reconnue comme un enjeu de santé publique, mais il y a encore beaucoup à faire.