Modou a toujours espéré que ses six enfants « fassent de grandes études et deviennent des gens importants ». Mais il y a trois ans, le rêve de cette agricultrice camerounaise de 28 ans s’est brisé. « Des membres de Boko Haram sont venus une nuit à Chérif-Moussary, mon village. Ils ont brûlé des maisons, tué des personnes et volé nos chèvres et nos bœufs. J’ai fui avec ma famille », raconte-t-elle. Modou est partie sans rien prendre, pas même sa carte d’identité et les actes de naissance de ses enfants.

Aujourd’hui sans documents prouvant sa nationalité, la jeune femme se sent invisible : « Je ne suis personne », dit-elle. Comme elle, dans la région de l’Extrême-Nord, de nombreuses personnes, parmi les 100 000 déplacés ayant fui les attaques des djihadistes, sont menacées de se retrouver en situation d’apatridie. C’est notamment le cas pour la moitié des quelque 400 déplacés qui vivent dans le camp de Zamaï. Sans carte identité ni acte de naissance, ils ne peuvent revendiquer leur nationalité camerounaise.

« Quand Boko Haram est venu, chacun voulait fuir, sortir du village, sauver sa vie. Comment pouvais-je penser à ces pièces d’identité à ce moment-là ? », jure Modou, assise devant sa petite case en paille. A quelques pas d’elle, les autres tiennent le même discours et revendiquent leur nationalité camerounaise.

Frontières poreuses

Originaire du Mayo-Sava, l’un des départements frappés par Boko Haram, Fadimata Djibril, 60 ans et quatre enfants, a été surprise dans son sommeil par « des cris atroces » en 2015. « J’avais le choix : prendre le temps de chercher ma carte d’identité et me faire surprendre par ces gens de Boko Haram ou m’enfuir. Qu’auriez-vous fait ? », interpelle la vielle dame.

Du fait de la porosité des frontières avec le Nigeria, les autorités camerounaises ont dans un premier temps pensé qu’une partie des déplacés étaient des Nigérians et les ont expulsés. Au Nigeria, ils n’ont pas été reconnus et ont été refoulés au Cameroun, où certains ont trouvé refuge à Zamaï dans l’attente d’être enfin reconnus comme camerounais. D’après divers témoignages, des chefs de différents villages sont venus reconnaître physiquement d’anciens habitants. Mais sans pièces justificatives, les doutes persistent. « Il me manque des documents et, apparemment, c’est important », soupire Moussa, en discussion avec d’autres déplacés sur le sujet.

Pour les enfants aussi, l’intégration est difficile. A l’école publique de Zamaï, à quelques mètres du camp, de nombreux déplacés sont scolarisés grâce au soutien de l’Unicef et du HCR. Les instituteurs sont inquiets. « Cela va devenir problématique lorsqu’ils arriveront en CM2, car pour passer le certificat d’études primaires, il faut obligatoirement avoir un acte de naissance », déplore un enseignant.

Par ailleurs, leur situation légale, incertaine, les expose aux moqueries de leurs camarades. « Ces enfants sont frustrés. On essaie de les intégrer, mais c’est difficile. Ils nous donnent un nom différent chaque jour parce qu’ils ne savent pas réellement comment ils s’appellent. On se retrouve dans le registre avec plusieurs noms, ce qui suscite parfois les railleries de leurs amis », explique Emilienne Fouda, enseignante en cours préparatoire.

Oubliés des distributions alimentaires

Pour trouver une issue à cette situation, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) insiste auprès des autorités camerounaises pour qu’elles prennent leurs responsabilités et fournissent une pièce d’identité à ces personnes. « Nous faisons en sorte que la naissance des enfants issus de ces familles soit enregistrée à l’état civil de la région », souligne Mylène Ahounou, administratrice principale chargée de la protection au bureau national du HCR. Et d’expliquer que les organisations internationales et les ONG, du fait de leurs obligations vis-à-vis des bailleurs de fonds, ne délivrent leur assistance qu’aux personnes pouvant prouver leur identité.

« Avant, on était de grands agriculteurs, commerçants et éleveurs. Ici on mendie, déplore Fadimata Djibril. Parfois on nous refuse même la ration alimentaire. » Selon de nombreux déplacés, ils sont régulièrement « oubliés » lors de la distribution des aliments, tout simplement parce qu’ils sont des « fantômes ».