Christian Chevandier : « La bataille qui doit être gagnée par les cheminots est celle de l’opinion »
Christian Chevandier : « La bataille qui doit être gagnée par les cheminots est celle de l’opinion »
Alors qu’une grève perlée a débuté mardi pour protester contre la réforme de la SNCF, l’historien revient sur les luttes sociales menées dans le passé par les cheminots.
Premier jour de grève de la SNCF à Toulouse, mardi 3 avril 2018. / Ulrich Lebeuf / MYOP pour «Le Monde»
Au cours d’un tchat, mardi 3 avril, l’historien Christian Chevandier, auteur de Cheminots en grève ou La construction d’une identité (Maisonneuve & Larose, 2002), a répondu aux questions des internautes.
Roger : Quels sont les grands mouvements qui ont marqué l’histoire de la compagnie ferroviaire ?
Toute chronologie doit se penser à l’échelle d’une carrière professionnelle. Les plus anciens cheminots en activité ont pu faire grève en 1986 et en 1995, mais n’ont pas connu la période antérieure, pendant laquelle ce groupe social n’était pas revendicatif outre mesure.
De même, entre les grandes grèves de 1920, dans un contexte véritablement révolutionnaire – du moins le pensait-on alors –, et les nombreuses grèves contre l’occupant en 1942-1944, les travailleurs du chemin de fer s’étaient abstenus de tout mouvement social, même pendant les grèves du Front populaire en 1936.
J’en profite pour préciser que si j’ai beaucoup travaillé sur les chemins de fer, je ne suis pas spécialiste de la SNCF, mais plutôt du monde du travail : mes recherches ont aussi porté notamment sur les infirmières, les métallurgistes, les policiers, le personnel des pompes funèbres… Mes réponses proviennent aussi d’une comparaison avec d’autres secteurs.
Capitoulette : Le fait qu’il y ait moins de cheminots et plus de cadres au sein de la SNCF qu’il y a vingt ans va-t-elle avoir une répercussion sur le mouvement social ?
Le changement de la structure d’un groupe social ne peut que jouer sur des comportements dans lesquels l’identité professionnelle est prépondérante, et les compagnies ferroviaires, puis la SNCF, ont toujours misé sur l’antagonisme qui peut se manifester entre la hiérarchie et l’exécution.
J’ai même trouvé lors de mes recherches un rapport de police expliquant comment en 1986 le service de communication de la SNCF avait fait publier dans un quotidien très honorable une pleine page de publicité avec un « appel » de cadres expliquant pourquoi ils ne faisaient pas grève.
Depuis quelques années, l’encadrement, qui au demeurant vit mal la mise en cause de l’ensemble du personnel de la SNCF, hésite moins à se mettre en grève, et en tout cas refuse en nombre le rôle de « briseurs de grève » que l’on tente de leur faire jouer.
Bellugua : On cherche toujours à comparer 2018 à 1995. Que représente le taux de grévistes en ce premier jour de grève (33,9 %), par rapport au premier jour de grève de 1995 ?
J’aurais tendance à me méfier de ces chiffres, qui font partie de la bataille de la communication. Est-ce 33,9 % (parce que cela fait plus sérieux que 34 %, ou simplement « un tiers ») par rapport à l’ensemble des agents de la SNCF qui doivent travailler ce jour-là, ou est-ce que l’on prend en compte les agents en congé, en RTT, en arrêt-maladie ? De même, nous savons depuis longtemps que la grève est prévue, ce qui n’était pas le cas en 1995. Attendons un peu pour y voir un peu plus clair. Les deux moments cruciaux seront la reprise du travail jeudi 5 et la reprise de la grève dimanche 8 avril.
Gabrielle de La Vieille Loye : Y a-t-il eu des grèves « perlées » par le passé et avec quels résultats ? Sont-elles mieux vécues par les usagers qui peuvent anticiper voire s’organiser (co-voiturages) ?
Quel que soit le terme que l’on emploie pour qualifier cette succession de grèves, la démarche est tout à fait originale. Le fait que les dates en aient été annoncées longtemps à l’avance me fait penser à un retournement du principe du préavis, où l’on ne peut pas dire que le gouvernement n’est pas au courant. A propos du préavis, obligatoire depuis la loi du 31 juillet 1963, remarquons que, pas plus dans les chemins de fer qu’ailleurs, il n’a été respecté en mai 1968.
Fransoir : N’y a-t-il pas d’autres alternatives que la grève ? La grève est-elle encore efficace ?
Pour l’efficacité, nous verrons ; elle fut en tout cas au rendez-vous en 1986 et 1995 et même lors de certaines grève ultérieures. Pour les alternatives, la principale est bien sûr la décision de faire fonctionner les chemins de fer sans faire payer les voyageurs.
Le vendredi 17 mai 1968, la grève s’est déclenchée de manière impromptue et a été très suivie dans la région parisienne. Dans plusieurs dépôts, les assemblées générales ont décidé de faire rouler les trains pour ramener chez eux les habitants des banlieues. Les trains étaient conduits par des grévistes, les aiguillages actionnés par des grévistes, etc..
En 1989, des contrôleurs ont même fait la « grève de la pince », assurant l’essentiel de leur service et permettant ainsi aux trains de rouler, mais refusant de procéder au contrôle des billets des voyageurs. La direction ne s’y est pas trompée et, craignant la diffusion d’un tel mode d’action, a sanctionné ces agents. Légalement, les cheminots n’ont pas aujourd’hui le droit d’user d’autre arme que de celle de l’arrêt de travail qui, inexorablement, immobilise les trains.
Antigone : Qu’est-ce qui fait le succès d’un mouvement social ?
Ce sont souvent les conséquences économiques qui peuvent conduire un patron à céder. Dans le cas présent, il est évident que la bataille qui doit être gagnée (ou qui peut être perdue) est celle de l’opinion. La popularité d’un mouvement est liée à la fois à la perception de sa légitimité et à l’impression qu’il défend l’intérêt commun.
Le cas le plus typique est en 1988 et 1991 celui des grèves des infirmières, le seul groupe social des fonctions publiques dont le pouvoir d’achat n’a pas régressé lors des quinze dernières années du XXe siècle. Après les grèves des cheminots en 1986 et 1995, les directions de la SNCF ont promu le recrutement de femmes en expliquant en « off » que cela ferait régresser la conflictualité. Il suffit de suivre les assemblées générales pour voir à quel point elles se sont trompées, et de penser aux infirmières pour être conscient de la naïveté d’une telle démarche.
Fbdx : Que diriez-vous du terme « cheminot », qui au XIXe siècle évoquait une seule tâche, bien différente de celles recouvertes aujourd’hui par le même mot ?
Ce terme, qui date de la fin du XIXe siècle, est né dans la mouvance syndicaliste. Il apparaît pour la première fois en 1898 dans le journal anarchiste Le Père Peinard, qui à l’occasion d’une grève lance : « Hardi les cheminots ! Ne foirez pas ! » Il est forgé sur un jeu de mots avec les « chemineaux », qui désignait les vagabonds ou les travailleurs sans qualification qui se rendaient d’un chantier à l’autre et avait donc une connotation misérabiliste.
Il désigne dès le début du XXe siècle l’ensemble des personnels des chemins de fer en excluant longtemps les ingénieurs, mais j’ai entendu des ingénieurs ferroviaires se qualifier eux-même de « cheminots », car le mot a été largement réapproprié au sein du groupe social.
Notre sélection d’articles pour comprendre la réforme de la SNCF
Retrouvez les publications du Monde.fr concernant le « projet de loi pour un nouveau pacte ferroviaire » présenté par le gouvernement, et ses conséquences :
- La synthèse pour tout comprendre à la réforme en 9 points
- le contenu du projet de loi sur la réforme de la SNCF
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- en données : effectif, statut, rémunération, trois questions sur les cheminots
- le point sur le supposé service minimum
- le récit : comment s’est déroulée l’harmonisation des statuts à Orange comme à La Poste
- le panorama (en édition abonnés) : comment l’ouverture du rail à la concurrence s’est faite en Europe
- les explications en cinq points sur la dette de la SNCF
- l’état des lieux sur la retraite des cheminots, un régime spécial déficitaire