Un gilet de cheminot en grève, le 25 mai 2016, à Donges (photo d’illustration). / JEAN-SEBASTIEN EVRARD / AFP

Frédéric Lafargue est de ceux qui se souviennent de leur date d’embauche : « 3 juillet 1995 ». Une époque où l’on signait encore un contrat « pour toute une vie ». Une époque, surtout, qui amorce la réforme des 35 heures, et où la SNCF décide de recruter massivement, permettant à ce biologiste de formation, et à six autres comparses bordelais, d’être embauchés le même mois.

Agé de 27 ans, le père d’une petite fille, qui cumulait depuis des années les contrats précaires en CDD, accède alors à « un vrai travail ». Comprendre, un CDI, « un emploi à vie », comme on l’entend encore souvent, « même si les mesures successives prises à la SNCF ces dernières années sont venues ébranler cet idéal ».

A l’instar de tous les nouveaux arrivants, Frédéric connaît les horaires modulables jusqu’au dernier moment, et la mobilité géographique. Durant ses premières années, il officie dans les gares de Mont-de-Marsan, Agen, Poitiers, Langon et Bordeaux.

« En arrivant à la SNCF, je ne connaissais rien de cette entreprise, et je suis tombé amoureux de ce métier, pour ce qu’il m’apporte humainement », s’enthousiasme le cheminot devenu cadre. A ses yeux, la société ferroviaire « est l’une des seules où se côtoient chaque jour des agents de tous les grades et de toutes les régions ».

Mobilité

En l’espace de vingt-trois années de carrière, le cheminot a occupé six postes différents, pour finalement obtenir celui dont il « rêvait » :

« La SNCF incarnait cette possibilité de se former toute sa vie et d’évoluer à différents postes. »

En 2010, Frédéric Lafargue est devenu le chef du service où il avait travaillé quelques années plus tôt, en tant qu’agent opérationnel, chargé de planifier et de permettre les travaux en gare de Bordeaux.

« L’une des particularités de la SNCF, c’est que nos chefs avaient fait notre métier, avant d’être nommés chefs », résume Frédéric Lafargue, caché derrière une épaisse chevelure brune tirant sur le gris.

Aujourd’hui, il est « dirigeant de proximité du bureau horaire local (BHL) », un terme de jargon qui signifie qu’il réalise des études en vue de travaux, tout en s’assurant auprès de ses agents de leur faisabilité. « Je suis le premier lien hiérarchique avec les agents opérationnels », résume le cadre supérieur, qui dirige une équipe de huit personnes.

« Diviser pour mieux régner »

Si dans son service aucun poste n’a été supprimé, il constate parfois « une certaine lassitude » de ses agents, confrontés à « une augmentation de leur charge de travail ». Il dit percevoir une volonté de la direction de « diviser pour mieux régner », notamment en « fractionnant l’entreprise par branches ».

« On se retrouve dans des situations où les cheminots ont des compétences, mais ils ne peuvent plus les mettre à profit, car tout a été segmenté », regrette le père de famille, selon qui cette polyvalence permettait auparavant « une meilleure réactivité et adaptabilité ».

Frédéric Lafargue craint que la réforme du gouvernement, qui prévoit la fin du statut de cheminot pour les nouvelles recrues, vienne « accentuer ce sentiment d’isolement », marquant « la fin de l’esprit de groupe pourtant nécessaire pour faire tourner l’entreprise ».

Selon lui, la réforme de la SNCF risque également de freiner le « transfert des compétences », mettant fin à un « savoir spécifique », dans une compagnie « où les connaissances techniques sont primordiales et s’acquièrent durant toute une carrière ».

Comme 48 % des cheminots, le cadre, qui touche 2 800 euros net par mois, primes comprises, s’est déclaré gréviste mardi 3 avril. Il pense à ses agents, qui, comme lui, « sont désormais incapables de se projeter dans l’avenir ».