Capture d'écran WRC+ le 4 avril. / WRC+

L’intimité de l’habitacle n’est plus. A l’intérieur des voitures des pilotes professionnels, les caméras embarquées, aussi appelées dash cams ou boîtes noires, sont devenues de redoutables mouchards qui filment tout et bousculent le monde des sports mécaniques, des concurrents aux spectateurs, des équipiers aux organisateurs. La preuve par l’image du 5 au 8 avril, avec le duo Sébastien Loeb-Daniel Elena, qui tente un retour gagnant au Rallye de Corse, étape française du championnat du monde des rallyes (WRC), au volant d’une Citroën C3 WRC.

Les caméras embarquées sont apparues dans les voitures de course au milieu des années 1980. Elles fournissent alors de façon très ponctuelle de spectaculaires images aux télévisions. Les équipages n’ont alors qu’à faire bonne figure le temps de la prise de vues. Mais progressivement, à l’époque où l’on découvre le duo Loeb-Elena (neuf fois champion du monde des rallyes de 2004 à 2012 avec Citroën), les plates-formes vidéo comme YouTube et Dailymotion généralisent la diffusion des images.

Premier touché par cette intrusion, le copilote, dont le métier consiste à noter chaque virage, chaque butte, chaque anfractuosité du tracé lors des reconnaissances sur un carnet, avant de les lire, dans le bon tempo, au pilote le jour de la course et permettre ainsi à l’équipage de s’engager à vitesse maximale et en quasi-sécurité, même dans un virage en aveugle. Au côté de Sébastien Loeb, Daniel Elena invente un système de prise de note fondé sur les angles de virage, le « droite, 110 long, pas corde, 100 mètres, gauche-droite, 130, plus-plus coooorde » et son phrasé chantant. Un secret de fabrication convoité qui va, au fil des avancées technologiques, tomber dans le bien public.

« Cela perd de son charme »

Daniel Elena préfère souligner les vertus pédagogiques de ces vidéos : « Cela permet aux jeunes [pilotes] d’apprendre plus vite. Là où un équipage mettait cinq rallyes de Finlande à comprendre qu’il pouvait sauter une bosse pleins gaz, les nouveaux voient instantanément si c’est faisable ou non. » Les plus vieux en profitent également. Ainsi le quintuple champion en titre Sébastien Ogier (Ford Fiesta WRC) visionne les vidéos de Thierry Neuville, et vice-versa. « Et nous, on va visionner celles d’Ogier », complète « Danos ». Conséquence, « les écarts entre les concurrents se resserrent. Le métier évolue ». Seule chasse encore gardée : les essais.

Julien Ingrassia, copilote de Sébastien Ogier, est plus critique. « Ça ne change pas le métier, mais ça complique la donne et c’est un peu dommage. Quand on est très fort dans une spéciale, c’est facile, pour les petits copains, l’année d’après, de regarder notre caméra. On ne se demande plus : “Mais comment il fait pour nous prendre quinze secondes sur cette spéciale ?” Cela perd de son charme. Là, tout est explicite. »

Toujours focalisée sur la sécurité des concurrents et des spectateurs, la Fédération Internationale de l’Automobile (FIA) voit plutôt d’un bon œil cet outil qui permet de vérifier, en interne, que les consignes de sécurité sont correctement respectées – ceintures attachées, casques bien fixés – et d’intervenir rapidement en cas d’accident.

Le direct, du « stress en plus »

L’arrivée des chaînes de streaming marque une nouvelle étape. On ne visionne plus une séquence a posteriori, on suit un événement. En 2014, WRC + teste la retransmission en différé du Rallye de Finlande, puis le généralise progressivement. Dernière évolution cette saison, depuis le Monte Carlo fin janvier, WRC + propose les images en direct : le « All live ».

Une instantanéité parfois violente à laquelle les équipes techniques doivent à leur tour s’adapter. Vivre une sortie de route, un tonneau en direct… « Cela ajoute énormément de stress ! », commente Pierre Budar, arrivé à la tête de Citroën Racing à la même époque. Comme les équipages, il a été mis devant le fait accompli. « Seul le promoteur fait sa loi, et très clairement on n’a pas notre mot à dire », atteste Julian Ingrassia.

Le promoteur et directeur général du WRC depuis mai 2013, c’est Oliver Ciesla. Alors qu’en 2012 le championnat du monde des rallyes était au bord de la faillite, le Munichois voit de suite l’intérêt des caméras embarquées, capables d’« amener le rallye près des gens ». Aujourd’hui, WRC + propose deux formules : à 4,99 et 8,99 euros par mois, ou 49,99 et 89,99 par an. Pour ce prix, l’abonné peut choisir sa caméra embarquée, mais aussi voir les images classiques, des entretiens et des magazines.

CORSICA linea - Tour de Corse 2018 : Le parcours
Durée : 04:15

Addictif pour le public

« C’est très bien pour les spectateurs, relève Julien Ingrassia… Quoique je ne crois pas qu’il y ait des gens qui passent toute une journée à regarder toutes les caméras embarquées. » Soit 300 heures d’images cette année. « Une sélection à la fin satisferait autant les fans tout en ne dévoilant pas tous les secrets des équipages. Sur quatre heures de course pure que dure un rallye, un résumé de cinquante minutes suffirait ». Pas si sûr.

Dans un paysage médiatique télévisé qui délaisse les rallyes, parce que trop longs, organisés sur plusieurs jours et dans des cadres pas toujours accessibles, la chaîne de streaming, accessible d’un ordinateur, d’une tablette et d’un smartphone via son application, touche une large cible, du fan au néophyte. Seul danger, prévient Pierre Budar en observateur, l’immersion dans les voitures des concurrents en plein « Rallye aux 10 000 virages » peut se révéler totalement addictive.