Nouvelle journée de sang à Gaza, le long de la frontière avec Israël
Nouvelle journée de sang à Gaza, le long de la frontière avec Israël
Par Piotr Smolar (Nahal Oz, envoyé spécial)
Un bilan provisoire du ministère de la santé gazaoui fait état de sept morts et près de 300 blessés par balles lors d’une nouvelle manifestation de Palestiniens réprimée par l’armée israélienne.
La frontière israélo-palestinienne à la hauteur du kibboutz de Nahal Oz, vendredi 6 avril 2018. / ILIA YEFIMOVICH / DPA
D’ici, on voit bien mais on ne comprend rien. D’ici, du côté israélien de la frontière, sur un point d’observation situé en zone militaire au sud du kibboutz de Nahal Oz, les équipes de télévision viennent faire leur plateau. Dans leur dos, des champs de jojobas soigneusement alignés. A un gros kilomètre à l’ouest en terrain ouvert, par-delà les Jeep, les soldats, les monticules de sable et la clôture de sécurité, on aperçoit des centaines de petites tâches noires. Ce sont les Palestiniens de la bande de Gaza qui ont choisi pour le deuxième vendredi d’affilé, en ce 6 avril, de s’avancer dans la zone frontalière, lors de ce nouvel épisode de la « marche du grand retour », qui doit culminer le 15 mai.
De loin, ces tâches restent une abstraction. On ne connaît pas leurs motivations, la nature de leur colère, les mille fractures intimes dues au blocus israélo-égyptien et à l’enclavement du territoire, sous le contrôle du Hamas depuis 2007. Comme la majorité des commentateurs israéliens, les officiels qui se mettent à disposition des journalistes, au point d’observation, présentent une vision monochrome des manifestants : ils sont manipulés par le Hamas.
La journée a été moins sanglante que vendredi 30 mars, marqué par 18 morts. Un bilan provisoire du ministère de la santé local évoquait en début de soirée sept morts et près de 300 blessés par balles. Selon l’armée, 20 000 personnes auraient participé aux rassemblements le long de la clôture, contre une estimation de 30 000 le 30 avril. Plusieurs tentatives pour s’infiltrer en Israël – « dissimulés par l’écran de fumée créé par des pneus brûlés », toujours selon l’armée – auraient été déjouées. La fumée noire s’élevait en larges volutes à la mi-journée. Le vent semblait l’allié des incendiaires ; il rabattait les émanations, censées gêner les tireurs de l’armée, vers les terres israéliennes. Des lances à incendie s’efforçaient de limiter les dégâts.
« Le Hamas paie des civils pour essayer d’être visés »
La frontière israélo-palestinienne à la hauteur du kibboutz de Nahal Oz, vendredi 6 avril 2018. / ILIA YEFIMOVICH / DPA
David Keyes a chaud dans son costume. Le conseiller en communication de Benyamin Nétanyahou a fait le déplacement de Jérusalem, malgré la fête de Pessah (Pâque juive), pour livrer aux caméras la version officielle. « On peut protester autant qu’on veut et où on veut, mais on ne peut essayer de pénétrer en Israël, de dissimuler des engins explosifs, de tirer sur des Israéliens, dit-il. C’est ce qui s’était passé il y a une semaine et on a dû répondre. On essaie de tout faire pour éviter les dégâts. Mais le Hamas paie des civils pour qu’ils essaient d’être visés. C’est dégoûtant. » David Keyes fait ainsi référence à l’annonce d’une récompense pécuniaire promise par le mouvement islamiste aux blessés et aux familles de morts. Rien ne peut faire dévier le conseiller dans sa certitude que les manifestants palestiniens sont les jouets du Hamas.
Pourtant, il y a eu moins de manifestants ce vendredi. Indociles, les jouets. Et le bilan des morts est moins accablant. L’armée a-t-elle été gênée par les fumées noires des pneus ? Ou des consignes de retenue ont-elles été données, après le bain de sang du 30 avril ? L’état-major le nie. Beaucoup de scènes se sont reproduites à l’identique, côté palestinien, dans une zone de 300 mètres entre la route de terre parallèle à la frontière et la clôture elle-même. « Les règles d’engagement restent les mêmes, la mission aussi », assure le lieutenant-colonel Jonathan Conricus, le porte-parole des forces armées. Celui-ci précise que les balles réelles ne sont utilisées qu’« en dernier ressort, quand l’émeutier essaie d’endommager les infrastructures de sécurité et de pénétrer en Israël ». Un principe nullement respecté le 30 mars, comme Le Monde avait pu alors le constater, cette fois-là du côté palestinien.
Ce jour-là, 18 personnes avaient été tuées et près de 750 autres blessées par balles. Certains responsables israéliens ont mis en doute ce bilan du ministère de la santé à Gaza, mais les organisations internationales présentes, comme le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), ne l’ont pas mis en cause. Au cours de la semaine écoulée, la seule ONG Médecins sans frontières (MSF) a accueilli 137 patients touchés par balles, dont 132 aux jambes, dans ses structures médicales à Gaza. Côté israélien, l’ONG B’Tselem a publié mercredi une lettre ouverte à l’adresse des soldats pour les inviter à désobéir aux « ordres illégaux » si on leur demandait de tirer sur les manifestants. Jonathan Conricus, lui, loue au contraire la lucidité de l’armée : « L’écrasante majorité des gens blessés par balles ont été atteints aux jambes. Ça montre qu’on sait où on vise. »
L’empathie des habitants du kibboutz
Des Israéliens observant la manifestation depuis la frontière, près du kibboutz de Nahal Oz, vendredi 6 avril. / ILIA YEFIMOVICH / DPA
Comme on ne voit rien de là où l’armée propose de regarder, mieux vaut s’éloigner, remonter quelques kilomètres et pénétrer dans le kibboutz de Nahal Oz. Un vrai repos pour les yeux. Le cadre est charmant, soigné, la végétation luxuriante. Les ruelles paraissent désertes. Beaucoup, parmi les 400 habitants, sont partis rendre visite à des proches pour les fêtes. Tami Halevi, 80 ans, est restée. Arrivée en 1956, trois ans après les premiers civils, elle figure parmi les pionnières de la communauté.
Elle se souvient que cette même année, Roï Rotberg, jeune homme chargé de la sécurité du kibboutz, avait été assassiné par des Palestiniens. Le chef d’état-major Moshe Dayan lui avait rendu cet hommage entré dans l’histoire du sionisme :
« Pourquoi devrions-nous nous plaindre de leur haine brûlante à notre égard ? Il y a huit ans [à la création d’Israël en 1948, accompagnée de l’exode de centaines de milliers de Palestiniens], ils se sont assis dans les camps de réfugiés de Gaza, et devant leurs yeux, nous avons transformé les terres et les villages où eux et leurs aïeux demeuraient autrefois en notre domaine. »
Aujourd’hui, Tami Halevi dit ressentir « beaucoup d’empathie » pour les Palestiniens qui manifestent. « La plupart veulent juste la paix, comme nous », dit-elle, en précisant qu’elle continue de communiquer, par Whatsapp, avec des Gazaouis. Il fut une époque où les contacts étaient quotidiens entre le kibboutz et l’autre côté. « On y allait souvent pour faire des courses, acheter du houmous, en visite chez le dentiste. Beaucoup de Palestiniens travaillaient chez nous. » Ces échanges ont disparu. Les fantasmes et la peur ont pris le dessus de part et d’autre de la clôture. A Nahal Oz, après la dernière guerre de Gaza, à l’été 2014, dix-sept familles n’étaient pas revenues dans leurs maisons. Aujourd’hui, cette perte démographique a été compensée : une quinzaine de nouvelles maisonnettes se dressent.
Parmi les récents arrivants, Oren Cherry, 46 ans, s’est installé il y a six mois. Sa femme est née en Belgique, mais elle a passé son enfance dans le kibboutz. Lui, ingénieur, a lancé son entreprise, qui planifie des installations télécoms, surtout pour l’armée. Il se dit « désolé pour les Palestiniens, pour ce qu’ils doivent endurer. Ils accusent Israël pour tout, parce que c’est plus facile que de manifester contre le Hamas. » Les trois enfants d’Oran connaissent la sirène, l’alerte rouge, qui commande de se mettre aux abris. Lui refuse de suivre de trop près les informations. « C’est trop stressant d’avoir des alertes permanentes sur son téléphone. »