« La Quatrième Dimension », de Nona Fernandez. / STOCK

LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, il suffira de trouver un coin d’ombre sous un arbre et d’ouvrir un des quatre ouvrages proposés par les critiques du « Monde des livres » pour être heureux.

ROMAN. « La Dernière France », de Jacques Jouet

La Dernière France conte l’histoire d’un frère et d’une sœur, Lémoni et Clotilde, dont les parents meurent et qui découvrent dans la maison de famille une bibliothèque d’extrême droite incroyablement complète : Brasillach, Céline, Drumont, Maurras, Rebatet, presque tous les numéros de Je suis partout, de La Gerbe, etc.

Qu’en faire ? Comment se dépatouiller d’un tel héritage auquel rien ne les avait préparés ? Plus de 650 pages sont nécessaires à Lémoni pour se délester de ce fardeau, sans réussir à en élucider l’origine – dont 67 pages, dans le dernier tiers, constituent une version courte du roman, présentée comme un livre dans le livre. Membre de l’Oulipo, Jacques Jouet offre une épopée joueuse et méditative, qui est une double réflexion sur la France face à son passé et à son voisin allemand, mais aussi sur la littérature et ses frontières. Denis Cosnard

« La Dernière France », de Jacques Jouet, P.O.L, 272 p., 25 €.

ROMAN. « La Quatrième Dimension », de Nona Fernandez

Le visage de cet homme à grosse moustache la hante depuis une trentaine d’années, et ce jour de 1984 où elle l’a découvert en « une » d’un magazine. La narratrice de La Quatrième Dimension, comme son auteure, la romancière et scénariste Nona Fernandez, avait 13 ans. La dictature militaire d’Augusto Pinochet (1973-1990) battait son plein dans son pays, le Chili.

L’homme en question, Andrés Antonio Valenzuela Morales, un soldat de première classe, confessait ses crimes dans ce journal. Il avait été contraint, dès sa conscription à 18 ans, de traquer les dissidents au régime, de les torturer ou de faire disparaître les corps de ceux qui avaient été exécutés.

Ce sont ces scènes de cauchemar, qui ne l’ont jamais quittée depuis qu’elle en a lu le récit, que la narratrice rappelle à la mémoire du monde, et surtout à celle du Chili, restituant cette histoire de toute une génération qui a grandi pendant la dictature, spectatrice, sans la comprendre, de la lutte entre le régime et ses opposants.

Le récit multiplie les points de vue, procède par cercles concentriques, s’attachant d’abord aux victimes puis à leurs tortionnaires, avant de se focaliser sur la narratrice et de dévoiler la façon dont les crimes la touchèrent personnellement. Un spectaculaire voyage dans la mémoire collective et individuelle des Chiliens. Ariane Singer

« La Quatrième Dimension » (La dimensión desconocida), de Nona Fernandez, traduit de l’espagnol (Chili) par Anne Plantagenet, Stock, « La Cosmopolite », 288 p., 19,50 €.

ROMAN. « La Petite Gauloise », de Jérôme Leroy

Une grande ville de l’ouest de la France, aux mains d’un parti d’extrême droite. La police est sous tension. Une nuit, une fusillade éclate dans un bar, la cité des 800 menace de s’enflammer et un attentat est à craindre.

Avec sa troublante amie surnommée « la Petite Gauloise », qui sous des airs sages cache une rage sourde, le Combattant, un musulman radicalisé, trame quelque chose. C’est dans cette atmosphère électrique qu’Alizé Lavaux, une auteure jeunesse, débarque pour une rencontre avec les élèves du lycée Charles-Tillon. Quand la sirène retentit annonçant une alerte attentat, la situation dérape de façon inattendue.

En moraliste déçu, Jérôme Leroy dépeint une humanité peu reluisante. Dans La Petite Gauloise, on croise des flics dépassés, un proviseur neurasthénique, un prof frustré, des jeunes déboussolés. Mais le jeu de massacre vise moins ses personnages que les institutions : l’école, impuissante à contrecarrer les déterminismes sociaux ; l’Etat limitant les libertés individuelles sous couvert d’antiterrorisme ; la police profitant de cette psychose sécuritaire.

Tant de misère humaine pourrait lasser le lecteur ; ce n’est pas le cas, car le romancier a la férocité jubilatoire et la lucidité des plus grands. Déroulant le fil reliant l’intime et le collectif, l’accidentel et le structurel, Leroy conduit une profonde réflexion sociale et politique sur les dérives de la démocratie quand la peur l’emporte sur la capacité à rassembler. Son sens de la formule et son ironie démystificatrice alliés à un sens de l’observation aigu enrobent le désastre d’un rire salvateur. Il livre ainsi le roman le plus subversif, le plus caustique et le plus excitant que l’on ait lu depuis longtemps. Stéphanie Dupays

« La Petite Gauloise », de Jérôme Leroy, La Manufacture des livres, 142 p., 12,90 €

LIVRE POUR ENFANTS. « Ni oui ni non », de Tomi Ungerer

Lorsque Philosophie magazine a proposé à Tomi Ungerer de tenir une rubrique autour de questions d’enfants, il a tout de suite accepté. Afin de dessiner pour ce public qu’il a toujours aimé, et de philosopher à sa façon.

Les questions ? Les seules, les grandes, celles sur lesquelles on bute entre 3 et 10 ans : la famille, l’amour, l’argent, la peur, l’Univers, les animaux, la morale… Ses réponses ? Malicieuses ou graves, mais jamais pontifiantes. Ungerer ne se prend pas pour un vieux sage. Il admet lui-même en préface qu’il s’est, dans sa jeunesse, « plongé dans l’étude de grandes cervelles comme Kant, Descartes, Ouspenski ou Kierkegaard » pour finalement s’avouer qu’il n’y comprenait rien. Ce qu’il aime, c’est stimuler ces « petites cervelles » pour leur apprendre à réfléchir. A penser que l’on pense – « On marche avec les pieds, mais on pense avec quoi ? », demande d’ailleurs Julia, 3 ans. Et à s’amuser, bien évidemment.

Car on ne trouvera rien ici qui ne soit, comme dans tous ses albums, relevé à la sauce rouge et piquante de son humour. Le résultat : un insolite petit manuel de survie dans ce que Tomi Ungerer appelle un monde injuste et violent. Mais puisqu’il est tel, « autant en avertir les enfants » ! Florence Noiville

« Ni oui ni non. Réponses à 100 questions philosophiques d’enfants », de Tomi Ungerer, L’Ecole des loisirs, 160 p., 16 €.