« Nico, 1988 » : le crépuscule d’une légende underground
« Nico, 1988 » : le crépuscule d’une légende underground
Par Thomas Sotinel
Susanna Nicchiarelli retrace la dernière année de la vie de la chanteuse sans sacrifier à l’iconographie rock.
Christa Päfggen est née en 1938, deux semaines après les accords de Munich. Elle est morte d’une chute à vélo, un après-midi d’été à Ibiza, à peine un demi-siècle plus tard, en 1988, un an avant la chute du mur de Berlin. Entre les deux dates, la petite fille qui avait fui Cologne pour échapper aux bombardements s’était fait mannequin, à Berlin puis à Paris. Devenue Nico, elle passe dans La Dolce Vita et atterrit au milieu des années 1960 à New York, où elle est embauchée dans la Factory d’Andy Warhol, qui en fait, au grand dam de Lou Reed, la chanteuse du Velvet Underground. La gloire du groupe (dont Nico est éjectée après la sortie du premier album, en 1967) est si confidentielle qu’on peine à décerner le douteux titre de rock-star à la chanteuse.
Il faut convenir qu’elle est devenue une légende underground et elle consacrera les deux décennies suivantes à l’édification de ce mythe, marchande ambulante d’une musique funèbre et parfois sublime, muse de générations entières de rebelles (punk, new wave). Il lui fallait aussi survivre, échapper à la misère matérielle et à son addiction à l’héroïne.
Mieux vaut se familiariser avec cet itinéraire avant de rencontrer la Nico du film de Susanna Nicchiarelli, interprétée par Trine Dyrholm. C’est une femme prématurément vieillie, dont le discours mêle les traces d’une enfance en Allemagne nazie (poussées d’antisémitisme) et le souvenir d’une gloire passée. C’est la mère rongée par la culpabilité d’Ari Boulogne, un enfant qui a été élevé par les parents d’Alain Delon, qui ne l’a jamais reconnu, un garçon fragile. C’est aussi, et surtout, une artiste qui tente de préserver son art de ses propres faiblesses et de la brutalité du monde.
Instantané et masque mortuaire
Appliquant à la lettre le programme énoncé dans son titre, Nico, 1988 suit pas à pas les dernières tribulations de la musicienne pour en faire un portrait qui tient à la fois de l’instantané et du masque mortuaire. Embarquée par son manageur britannique, ici baptisé Richard (John Gordon Sinclair), dans une tournée sans fin, on la voit passer de soirées catastrophique, comme cette étape mélancolique et dérisoire dans une station balnéaire italienne, en moments fulgurants – un concert à Prague, sous le nez des bureaucrates d’un régime à l’agonie.
Le terme de composition conviendrait assez bien au travail de l’actrice danoise Trine Dyrholm, vue, entre autres, chez Thomas Vinterberg (elle a obtenu un prix d’interprétation à Berlin pour son travail dans La Communauté), s’il n’impliquait pas une part de calcul. Or l’interprète se jette dans le personnage avec une absence de retenue et une témérité admirables. Les ingrédients du personnage, l’enfant gâtée (dont on soupçonne qu’elle fait des caprices pour effacer les privations de ses premières années), la mère indigne mais aimante, la musicienne inconstante traversée de temps à autre par l’inspiration, l’idole adorée pour de mauvaises raisons font mieux que s’additionner : elles constituent un portrait dont on ne saura jamais – à moins d’avoir rencontré Nico – s’il est ressemblant, mais dont on est sûr qu’il constitue un formidable personnage de cinéma.
Susanna Nicchiarelli filme les rituels du rock – les tournées, les interviews, la recherche de substances stupéfiantes en milieu hostile – en se plaçant à une distance inédite : on sent la réalisatrice en terrain connu et pourtant, elle ne se départ jamais d’un étonnement amusé et bienveillant. Les mystères de la gestion des droits d’auteur empêchent Trine Dyrholm de chanter autre choses que des classiques (Nature Boy) ou des pastiches du style de Nico (on n’entendra jamais les remarquables compositions de ses albums solos), ce qui n’empêche pas le film de toucher, presque incidemment, à la vérité de la vie en tournée. L’ennui généré par le perpétuel recommencement, les rivalités qui valent souvent celles de la plus mesquine des bureaucraties, tout est capturé par la réalisatrice pour mieux mettre en lumière la naissance, certains soirs, d’une musique unique, qui ne reviendra jamais.
Filmé presque brutalement par la chef opératrice Crystel Fournier (Bande de filles), Nico, 1988 ne sacrifie jamais à l’iconographie rock tout en approchant la réalité de cette musique comme rarement on l’a fait au cinéma.
NICO, 1988 Bande-annonce officielle
Durée : 01:43
Film italien de Susanna Nicchiarelli. Avec Trine Dyrholm, John Gordon Sinclair, Anamaria Marinca (1 h 33). Sur le Web : kinovista.com/film/nico-1988 et www.new-story.eu/films/nico-1988