Socle flottant réalisé par Carlo Scarpa en 1969 mettant en valeur « La Partisane », une statue d’Augusto Murer (1961), sur la rive des Jardins de la Biennale de Venise. / DANIEL SHEA

« Beaucoup de voyageurs d’Italie le connaissent sans l’avoir identifié », écrivait, le 27 juin 1975 dans Le Monde, le critique d’art André Chastel au sujet de Carlo Scarpa. L’architecte italien, né en 1906, était encore vivant – il mourra trois ans plus tard –, et son œuvre déjà méconnue. Et ce malgré ses constructions essaimées dans toute la Péninsule, surtout à Venise, sa ville natale. L’ancrage lagunaire n’a rien d’anodin et permet de comprendre, ou de découvrir, son travail. Dans une ville où tout est figé par la beauté, Carlo Scarpa a dessiné des lieux qui s’imbriquent dans le passé, le respectant au point de le réinventer.


Au cours de sa carrière, entamée dans les années 1930, il a ainsi cumulé des travaux de rénovation, brodant sa patte sur un tissu préexistant. Dans les arcades de la place Saint-Marc, il a conçu la boutique, toute en marbre et jeux de lumière, du fabricant de machines à écrire Olivetti. A la Fondation Querini-Stampalia, dans un délirant palais du Cinquecento, il a dessiné un jardin minimaliste. Aux Giardini, qui accueillent la Biennale, il a inventé le pavillon du Venezuela, un bloc de béton et de baies vitrées. Autant de lieux que, courant mars, le photographe Daniel Shea a arpenté, lui qui affirme que Scarpa est « [son] artiste préféré ». « Je voulais comprendre son travail et surtout la manière dont ses bâtiments s’intègrent à leur environnement. »

« Dans cette Italie souvent oubliée, les clichés de la douceur de vivre, du plaisir de manger ou de se reposer sont encore plus vrais qu’ailleurs. » Daniel Shea

Du bercail vénitien, le New-Yorkais de 32 ans est ensuite allé à Vérone ou à Trévise, sur les traces de Scarpa. Il y a photographié des détails, blocs de marbre, portes ou fenêtres, puis a saisi les alentours. « C’est fascinant de voir comment, des décennies après leur construction, ses bâtiments continuent à surprendre. » L’œuvre de Scarpa étant moins célèbre que celle d’autres architectes, certains de ces lieux ont à peine été rénovés et portent les marques du temps. Les peintures se fanent, l’eau d’un canal abîme la pierre ou le lierre ronge le béton. Cet aspect décati a séduit Daniel Shea : « Les bâtiments sont vieux, bien sûr, mais, avec les années, ils ont pris une autre dimension. Comme si Scarpa n’avait pas seulement fait des dessins et qu’il leur avait rêvé un destin de ruines. »

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La Vénétie traversée par le photographe n’a de touristique que le nom. Les millions de visiteurs annuels de Venise ne s’aventurent que très rarement dans ses environs. Daniel Shea note que, « dans cette Italie souvent oubliée, les clichés de la douceur de vivre, du plaisir de manger ou de se reposer sont encore plus vrais qu’ailleurs ». Il dit avoir été frappé par la « méditation que permettent les bâtiments de Scarpa », qui lui a rappelé la campagne japonaise. Le Japon, justement, c’est là que l’architecte est mort, alors qu’il était en voyage à Sendai et qu’il y était accueilli comme un maître, son obsession des détails et ses lignes délicates ayant trouvé un écho direct avec l’esthétique nippone. Daniel Shea : « Il y a quelque chose de magnifiquement triste dans le fait qu’il soit mort au Japon. » D’où le vague à l’âme qui se dégage de ses photographies, cousin de celle des bâtiments de Scarpa. Une mélancolie italienne et zen, à propos de laquelle André Chastel écrivait qu’elle était « d’une virtuosité à la fois intrépide et contrôlée », la jugeant, « pour les petits cartésiens secs que nous sommes, déconcertante ».