« Le Web a développé des résistances antibiotiques à la démocratie »
« Le Web a développé des résistances antibiotiques à la démocratie »
Par William Audureau
Pour Luciano Floridi, professeur de philosophie à l’université d’Oxford, fausses informations et comportements toxiques imposent une gouvernance ferme du Web.
Comment parvenir à un « Web bon » ? / QUENTIN HUGON/« LE MONDE »
« Il y a quelque chose qui ne va pas avec le Web actuellement. Ce n’est pas inévitable, ce n’est pas irréparable, mais il est actuellement pollué, nous le savons tous. Y a-t-il des solutions ? A-t-on un projet humain pour le Web ? » Mercredi 25 avril, il fallait bien de la mauvaise volonté pour ne pas saisir l’intimité du lien entre technologie et politique.
Dans un discours engagé à la prestigieuse Web Conference, la plus ancienne conférence des chercheurs et professionnels du secteur qui se déroule cette année à Lyon (Rhône), Luciano Floridi, professeur de philosophie et d’éthique de l’information à l’université d’Oxford (Royaume-Uni), s’est interrogé sur ce que pourrait être un « Web bon ». Une problématique récurrente depuis l’explosion ces deux dernières années des campagnes de désinformation, de harcèlement, et les attaques en ligne contre le vivre ensemble et la démocratie.
Mangrove numérique
La question du « Web bon » est loin d’être une simple marotte de geek ou d’informaticien, insiste le philosophe, car la vie en ligne imprègne notre vie quotidienne. Il compare notre vie moderne aux mangroves, ces zones de marais marins. Prenant en exemple nos smartphones dans nos poches, Luciano Floridi dresse un parallèle :
« Quelqu’un demanderait : l’eau est-elle douce ou salée ? Nous lui répondrions : “Mon cher, vous ne savez pas où vous êtes, nous sommes dans une mangrove, elle est douce et salée à la fois.” C’est pareil pour Internet. Etes-vous online ou offline ? “Mon cher, vous ne savez pas où vous êtes, nous sommes à la fois online et offline.” »
Cet entre-deux est désormais largement répandu, et ne concerne pas que les pays riches. « Tout le monde vit de plus en plus dans des eaux saumâtres. Il y a deux milliards de personnes qui regardent YouTube. Vous me direz que plusieurs milliards n’ont même pas le téléphone. Mais même ceux qui ne téléphonent pas, leurs vies sont modelées par ceux qui téléphonent. »
Dès lors, l’écosystème de cette mangrove concerne tout le monde. Or celui-ci est de plus en plus constitué de mensonges, de propagande, de doutes, d’imprécisions, de demi-vérités, de vérités alternatives, ou encore de manipulations, énumère-t-il, en citant, « inévitablement, les tweets du président actuel des Etats-Unis ».
Les fausses informations, un problème pour l’écosystème
La dégradation de la mangrove est le fait d’individus et d’organisations qui, selon lui, s’épanouissent dans un écosystème toxique. « Les agents polluants sont comme des extrêmophiles », les organismes capables de vivre dans des environnements mortels pour la plupart des autres espèces, élabore l’universitaire italien.
« Ils vivent aux marges des environnements sociaux, mais plus l’environnement devient extrême, plus ils s’avèrent les mieux adaptés pour survivre. Surtout, les agents polluants sont capables de rendre l’environnement encore plus toxique, les rendant encore plus adaptés pour survivre. »
A cet égard, insiste-t-il, les difficultés actuelles du Web relèvent d’un problème général d’écosystème. « Le problème, ce n’est pas que les fausses informations convainquent les gens, c’est qu’elles abîment l’environnement dans lequel les autres informations circulent et les affaiblissent », note-t-il, relevant un cercle vicieux favorable aux agents polluants.
Luciano Floridi à la Web Conference, à Lyon, le 25 avril. / SÉBASTIEN FERRARO
La démocratie, antibiotique inefficace
Dès lors, comment restaurer un Web sain et préservé ? Dans un virage inattendu, Luciano Floradi présente la démocratie non comme une solution, mais comme un problème dans ce contexte.
« La démocratie est un peu comme un antibiotique : plus on en met, plus les microbes s’adaptent et plus l’efficacité décroît. Votre solution devient une part du problème. Exactement comme les antibiotiques, le populisme est un excès de démocratie qui devient problème. »
Et de donner l’exemple du référendum sur le Brexit, qui a été le théâtre d’un déchaînement de désinformation et de manipulation du débat sur les réseaux sociaux, se transformant en guerre d’information. « Le Web a développé des résistances antibiotiques à la démocratie. Ce qu’il faut, ce n’est pas plus de démocratie, c’est une meilleure démocratie », exhorte le philosophe.
A ses yeux, le nœud du problème réside dans la nécessité de penser le problème de manière collective et coordonnée. Dans une autre image, il compare l’impasse actuelle du Web à une voiture en panne : pour la faire démarrer, il faut que plusieurs personnes la poussent, mais la démarche ne peut fonctionner que si elles le font en même temps.
« Le problème est que plus nous vivons dans une société d’abondance, moins les gens ressentent le besoin de coordonner leurs efforts. »
Un problème de gouvernance
Qui prendra donc le taureau par les cornes ? Pour Luciano Floridi, « la pollution du Web est en partie l’échec de la gouvernance de la coordination complexe de nos sociétés de l’information. Ce n’est pas un problème éthique mais avant tout un problème d’infrastructure. »
Les gouvernements, les organismes de régulation, les concepteurs eux-mêmes sont en position d’intégrer directement aux règles de fonctionnement du Web les conditions de sa préservation. Sans rentrer dans des détails concrets, le philosophe énumère la neutralité du Net, le respect de la loi, la sécurité, la transparence ou encore la vie privée comme autant de priorités qui ne peuvent être protégées que par la structure même du Web.
Alors qu’Emmanuel Macron s’est vanté de vouloir faire de la France une « start-up nation », Luciano Floridi dresse un portrait acide du culte de l’innovation, qu’il voit comme une approche adolescente d’Internet. « Le vrai défi n’est plus une bonne innovation numérique, n’importe quel gamin peut le faire, trouvez juste le bon projet à “kickstarter”. Le vrai défi, c’est surtout la bonne gouvernance du numérique. »
Il remarque que les gouvernements se positionnent peu sur le sujet, adoptant une posture essentiellement libérale, comme s’il s’agissait de ne pas contrarier l’innovation :
« C’est la question que les politiques veulent éviter, car personne ne sait où l’on va, et que l’on a l’impression que tout va trop vite. C’est comme rouler de nuit sans phare : cela donne cette impression. Mais si on savait où on allait, ce ne serait pas le cas. »
Eloge d’un paternalisme d’urgence
Les recommandations de ce penseur farouchement attaché aux libertés individuelles dénotent par leur volontarisme, voire leur autoritarisme. Tout en se désolant que, de Platon à Rousseau, de nombreux philosophes valorisent l’idée d’imposer aux individus les conditions de leur liberté, il avance la nécessité d’accepter une approche plus coercitive. « Combien de gens n’ont pas voté aux Etats-Unis ? Etait-ce une bonne idée ? Forcez-les à choisir », lance-t-il à l’intention des dizaines de professionnels du Web présents dans l’auditorium.
« Il faudrait user de tous les types de paternalisme existants pour éviter l’irréparable », alerte-t-il, en rappelant que la désinformation a des conséquences aussi bien sur le bien-être individuel que sur les ressources naturelles – conséquence de la guerre d’information sur le réchauffement climatique : « C’est un appel à ce que les règles du jeu – le Web – soient faites de manière à protéger les personnes fragiles et protéger notre planète. »